Marxisme et question nationale
Il fallut attendre les juristes – socialistes ou non – seuls capables de trouver une solution valable. C’est au tournant des années 1880 que des doctrines cohérentes remplacèrent des états d’âmes ou des points de vue sans profondeur sans omettre ceux qui considéraient que la culture dominée devait se fondre dans la culture dominante. Des théoriciens comme Karl Renner, Otto Bauer, des Juifs déjudaïsés comme Victor Adler, indifférents comme Frédéric Lassalle ou Edouard Bernstein ou au contraire des Juifs conscients de leurs origines comme Haïm Jitlowski et nullement marxistes comme plus tard Simon Doubnov se penchèrent sur cette situation tout à fait exceptionnelle.
Dans le livre que j’ai écrit L’histoire générale du Bund, un mouvement révolutionnaire juif, Austral, 1995, réédition Denoël, 1999, la question nationale vu sous un angle austro-marxiste est décrite pages 198 – 203 et un peu plus loin en indique les points de vue de Lénine, Staline, Kautsky, Trotski, Rosa Luxemburg. On pourrait y rajouter d’autres idéologues juifs qui s’expriment en yiddish mais que je n’ai pas traduit. Je conseille à ceux qui lisent le yiddish de se reporter à l’ouvrage édité par le Yivo, volume 3, Historishe Shriftn fun Yivo intitulé Di Yidishe Sotsialistiche Bavegung (Le mouvement ouvrier juif), Wilno, Paris, 1939, où sur 836 pages, l’austro-marxisme et le problème national sont à plusieurs reprises minutieusement évoqués.
Avant de se pencher sur les aspects juifs d’une conscience nationale, voyons d’abord le problème pris dans son ensemble.
Comme l’indique opportunément Enzo Traverso dans Les marxistes et la question juive, qui dresse une typologie de l’intelligentsia juive d’Europe orientale, page 65, distingue cinq catégories :
les bundistes : Raphaël Abramovitch, Samuel Gojanski, Arkadi Kremer, Vladimir Medem, John Mill ;
les sionistes : Ber Borochov.
Les trois autres catégories sont :
les juifs assimilés de la social démocratie,
les juifs assimilés « cosmopolites sans racines »,
les dirigeants juifs assimilés de la social-démocratie polonaise.
En fait, ces trois dernières catégories qui, vis à vis de la question nationale eurent une position plus ou moins négative ne nous intéressent pas. Parmi leurs leaders on retiendra les noms de Léon Trotski, Charles Rapoport, Adolf Warski, Rosa Luxemburg.
Mais si idéalement cette motion était valable, en réalité, dans plusieurs régions de l’Empire on constatait une interpénétration et un enchevêtrement de collectivités diverses sur un même sol. Ayant voté cette motion sur la base d’un Etat représentant l’union démocratique des nationalités, leurs droits garantis par une loi spéciale rendue par le Parlement sans aucun privilège, elle faisait l’impasse sur des collectivités n’ayant pas une base territoriale, ce qui était le cas des communautés juive dispersées.
A la même date, un juriste de formation, Karl Renner faisait paraître un essai intitulé Etat et Nationqu’il amplifia en 1902 par une autre étude La lutte des nations pour l’Etat. Renner mettait au point un système ingénieux bien que compliqué relatif aux populations non dotées d’un territoire comme les Juifs, la question nationale étant pour le moins assez complexe suivant les bases d’un fédéralisme, chaque peuple formant une entité organique avec ses propres besoins, ses propres intérêts, ses propres divisions. Il disait « L’Etat est autorité territoriale de droit. La société est une association de fait ». Par conséquent, le statut personnel des individus, qu’ils soient adossés ou non à un territoire doit être régi sur le plan de l’Etat. Cela menait vers l’autonomie nationale et culturelle.
Le Bund créé deux ans plus tôt s’inspira très vite des conceptions de Renner, sans pour autant, les premières années entrevoir une solution du fait qu’il craignait de mettre à mal l’internationalisme prolétarien. Aussi, deux tendances s’affrontèrent, ceux qui n’acceptaient pas la moindre entorse à l’internationalisme et ceux qui admettaient que le problème national et le socialisme marxiste n’étaient pas incompatibles.
Pour ne pas alourdir le propos, je ne citerai pas les divers leaders du Bund ouvrier juif qui se penchèrent sur la question nationale dans un sens ou dans un autre ni sur la teneur des textes des congrès où le problème national fut posé pour ne m’en tenir qu’à une personnalité bundiste de premier plan, Vladimir Medem.
Selon Henry J.Tobias, auteur d’un pénétrant ouvrage The Jewish Bund in Russia From its Origins to 1905, le chapitre 13. intitulé La réévaluation de la question nationale, pages 161 à 176 nous éclaire sur le 4ème congrès du Bund, tenu fin mai 1901 et concernant les aspirations nationales du peuple juif, considéré comme une nationalité et « basé sur les caractéristiques particulières : la langue, les coutumes, le mode de vie, la culture en général qui devraient lui permettre toute liberté dans son développement ». Comme le problème fait débat dans l’organisation, il est ouvert une tribune libre où chacun peut exposer son point de vue. Il faudra plusieurs années et plusieurs congrès avant que le problème national soit enfin « digéré » par les bundistes dont la crainte majeure était de déborder du sujet et s’orienter vers un nationalisme juif.
Simon Doubnov est lui aussi un ferme partisan de l’autonomie nationale et culturelle. En 1897, et les années suivantes, il expose ses vues dans son livre – programme Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, où il dresse dans les moindres détails l’idée d’un autonomisme juif en Diaspora. Il sera le fondateur du Folkisme, du Folkspartei avec ses ailes gauches et centristes. Rejetant la lutte des classes, il établit la règle des trois unités du peuple juif : unité dans l’histoire, unité dans la dispersion, unité de destin de toutes les classes de la société juive liée à une communauté de sort, telle que l’a définie Otto Bauer dans son ouvrage en 1907, La question nationale et la démocratie, sauf en ce qui concerne le judaïsme où il développait un point de vue assimilateur. Doubnov est partisan du trilinguisme – hébreu, yiddish et langue du pays – et surtout d’une Kehilla démocratiquement élue et dotée de diverses prérogatives (sauf en matière de défense nationale, diplomatie) d’une manière bien plus élaborée que les vues de Medem, mais procède toujours dans l’esprit d’un choix volontaire.
Enfin reste Jitlowski. C’est un cas particulier parce qu’inclassable ayant épousé pour un temps des idéologies aussi diverses que l’autonomisme folkiste de droite ou de gauche, le populisme, le bundisme et le communisme. Mais il eut l’insigne mérite de se pencher en profondeur sur l’idéologie à chaque fois qu’elle avait revêtu une nouvelle tunique, un nouvel habit. Certains diront qu’ayant endossé plusieurs uniformes, il fut une girouette, d’autres au contraire estiment qu’il fut plus lucide que borné même si ses attitudes semblent aujourd’hui zigzagantes, voire extravagantes. Son principe de base fut la prééminence du fait national juif quelles qu’en soit les tendances axées sur un yiddishisme pur et dur. Ayant assisté au congrès de Brünn, il fut le premier à prendre conscience de l’importance de l’autonomie nationale et culturelle du peuple juif. Il considérait que Bauer dans son étude sur les « Ostjuden » et le caractère jugé féodal de ce judaïsme, sa méconnaissance totale du problème linguistique n’avait rien compris à l’histoire juive en Europe orientale. De la même manière Rosa Luxemburg, dans son internationalisme sans faille était passée à côté du problème juif sur le plan national
Les doctrines nationalitaires et l’actualité
Dans son livre de référence, Prophecy and Politics, Jonathan Frankel démontre à quel point la pensée bundiste exerça une influence énorme sur la pensée politique juive bien qu’il n’en soit pas le premier à avoir développé le concept de l’autonomie nationale et culturelle. Cela est si vrai que lors des deux révolutions russes de 1917, les droits civiques et nationales accordés aux Juifs, c’était en fait la doctrine du Bund. Il en fut de même en Ukraine en 1918 et en Pologne dans l’entre-deux-guerres où le judaïsme n’était plus seulement une religion mais une donnée culturelle de premier plan.
Tous ceux qui ont étudié le bundisme, que ce soit Tobias, Patkin, Nora Levin, Michkinsky, Frankel,et plus tard , moi-même, Enzo Traverso dont nous conseillons vivement la lecture de son livre Les marxistes et la question juive démontrent les difficultés d’application rencontrées par cette doctrine. Ses limites sont évidentes dans la mesure où l’on constate le manque de maturité politique des peuples. La Yougoslavie qui a volé en éclat est la triste et sinistre évidence. Les échecs sont patents et le concept de minorité nationale a son importance sur un point de vue historique mais demeure souvent contredits par les faits.
En 2005, peut-on parler d’autonomie nationale et culturelle dans le sens évoqué et décrit un siècle auparavant ? C’est une valeur identitaire pour les Juifs de gauche certes mais dont les applications sont mineures. Yves Plasseraud, auteur d’un ouvrage collectif L’Atlas des minorités en Europe en décrit les contours et les difficultés. Même si les Arméniens rencontrent des problèmes analogues aux Juifs, même si ici et là, en Finlande, en Hongrie, au Mexique, il y a eu des tentatives d’application de l’autonomie nationale et culturelle, les problèmes présents qui se posent aux Juifs en diaspora sont d’abord liés à la religion et des vecteurs de survie identitaire sous un angle culturel.