Austromarxisme et Laïcité nationale (Otto Bauer) – Intervention de Noé Jordania (1912)

Otto Bauer. Austro-marxisme et «laïcité» nationale (1907)

Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes. Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire.
Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.

Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation – tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.

Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités.
Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir.
A partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité.

[…] Si nous disposons du registre national, le fondement de l’autonomie nationale est créé. Nous n’avons plus alors qu’à faire de ceux qui appartiennent à une nation, dans la commune, le district ou le canton, le pays de la Couronne et finalement dans l’Empire tout entier, une corporation de droit public ayant la tâche de pourvoir aux besoins culturels de la nation, de faire construire pour elle écoles, bibliothèques, théâtres, musées, institutions d’éducation populaire; de garantir auprès des autorités une aide juridique à ses co-nationaux, dans la mesure où ils en ont besoin parce qu’ils ne parlent pas la langue de l’administration et des tribunaux ; et à qui l’on accorde à ces fins le droit de se procurer les moyens nécessaires en imposant ses nationaux.

L’autonomie nationale serait ainsi fondée uniquement sur le principe de personnalité.

Toute nation pourrait pourvoir à son développement culturel par ses propres moyens; aucune nation ne devrait plus, pour ce faire, lutter pour le pouvoir dans l’État.
Le principe de personnalité serait le meilleur moyen de défense nationale : dans la mesure où des minorités nationales peuvent être protégées par des dispositions juridiques, elles le seraient. Inversement, le principe de personnalité exclut toute oppression nationale se fondant sur le droit.

S’il était en vigueur, les nations continueraient bien sûr à exercer leur force d’attraction sur des personnes appartenant à d’autres peuples. Les nations dont le développement culturel est plus riche continueraient à attirer bien des hommes ambitieux issus de peuples moins développés. Les majorités nationales de chaque région continueraient à absorber une partie des minorités nationales par des mariages, par d’étroits rapports économiques et conviviaux, elles attireraient dans leur communauté de culture une partie toujours plus considérable de la minorité nationale. Mais toutes ces conquêtes nationales ne se produiraient que grâce à la puissance sociale de chacune de ces nations, à la force d’attraction de leur culture et du poids naturel du plus grand organisme, et non en vertu d’un privilège légal. La compétition pacifique remplacerait la conquête violente.
Mais si nous imaginons le principe de personnalité intégralement appliqué, les nations organisées sous forme d’associations de personnes totalement extérieures à toute administration étatique, comme c’est le cas pour les communautés de religion (« la nation libre dans l’État libre »), ce principe lui aussi ne résout sa tâche qu’imparfaitement. Là-dessus se fonde la méfiance, plus instinctive que réfléchie, qu’opposent aussi beaucoup de partisans théoriques de l’autodétermination nationale au principe de personnalité. On s’en doute bien : l’État garantit aux nations, par son système juridique, le pouvoir dont elles ont besoin; mais qu’est-ce qui protège les nations contre l’État ? (…)

Nous pouvons apporter une garantie aux nations sans renoncer aux avantages du principe de personnalité si nous remettons entre leurs mains l’administration publique. (…)

[…] Cette constitution projetée par Springer met pour la première fois un terme à la lutte des nations pour le pouvoir puisqu’il donne aussi aux minorités nationales le pouvoir juridique de régler leurs affaires en toute indépendance. Aucune querelle nationale ne paralysera plus la progression des classes.
Au conseil du canton mono-national, dans les délégations des cantons doubles, seules les classes d’une même nation seront confrontées les unes aux autres. Ce ne sera plus la lutte d’une nation contre une autre : la classe ouvrière pourra y faire valoir ses revendications face à sa propre nation, exiger de sa propre nation d’avoir une part croissante de la culture nationale. Dans le conseil du canton double et dans la représentation populaire de l’ensemble de l’État, les différentes nations se rencontreront bien ; mais ces corps n’auront pas de pouvoir de décisions ­des affaires nationales, ils ne pourront rien donner et rien prendre aux nations ; la population, là aussi, va se diviser en classes et non en nations Là aussi, le champ est libre pour la lutte des classes.

La double administration des cantons mixtes et les « concurrences » des minorités des zones monolingues garantissent aussi les droits des minorités devant les administrations publiques, ainsi qu’une école nationale. Cette constitution satisfait donc les besoins des ouvriers qui veulent voir leurs droits respectés et souhaitent trouver une école pour leurs enfants, où que puisse les ballotter la nécessité de chercher du travail. Le capitalisme a ravi leur patrie aux ouvriers, mais il ne peut jamais leur ôter leur langue et leurs coutumes. Mais ces mesures satisfont aussi les ouvriers qui trouvent un emploi sur le sol de leur nation ; si le droit ne refuse pas école et assistance à l’immigrant étranger, s’il ne jugule pas sa dignité et ne le condamne pas à l’ignorance crasse, les ouvriers n’ont plus à redouter que leurs camarades de classe immigrants ne soient des compresseurs de salaires ou des briseurs de grève, et les ouvriers immigrants seront capables de résister au poison de la haine nationale qui mine les organisations politiques et syndicales communes, et rend les ouvriers incapables de mener au coude à coude la lutte commune contre l’ennemi commun.

Enfin, cette constitution satisfait aussi les besoins idéologiques de la classe ouvrière, qui ne peut supporter que l’ouvrier doive vendre son âme en même temps que sa force de travail, et sacrifier son originalité culturelle au patron, une constitution qui veut que quiconque crée par son travail les conditions de toute culture, acquiert ainsi un droit sur les biens de la culture, un droit sur sa culture, sur les coutumes de sa communauté nationale.
Ainsi, l’idée que se fait Springer de la constitution d’un État multinational -qui fonderait l’auto administration nationale sur une administration démocratique de l’État et garantirait aux minorités nationales leurs droits nationaux par le principe de la personnalité- est la forme la plus parfaite de l’autonomie nationale, seule capable de satisfaire pleinement les besoins culturels de la classe ouvrière. En créant les conditions juridiques et psychologiques d’une lutte de classe commune des travailleurs, ouvriers de toutes les nations, cette constitution sert la politique nationale ­évolutionniste de la classe ouvrière, elle est un instrument au service de ce grand projet : faire de la culture nationale la propriété du peuple tout entier, faire du peuple tout entier une nation.

Otto Bauer. Die Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie, Vienne, 1907. Trad. Fr. La question des nationalités et la social-démocratie. Paris Guérin Littérature, EDI, 1987, tome 2, p.364-367 et 370-372 (extraits).


les passages signalés en gras l’ont été par nous.


Intervention de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens (1912)

« Jusqu’ici nous n’avons parlé que du développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle, culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte dans la sphère économique… Mais le développement culturel des nations n’est possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions liées à la langue maternelle sont-elles des questions culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant l’instruction, la procédure judiciaire, l’Église, la littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc.
Si l’œuvre du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel territoire déterminé…
Il en va autrement des choses culturelles-nationales. Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé, mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Église arménienne. A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens des différents lieux et États. Ici, le territoire ne joue aucun rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être confiées aux nations intéressées elles-mêmes. Nous proclamons l’autonomie culturelle-nationale des nationalités caucasiennes. »
[[Voir le journal géorgien Tchvéni Tskhovréba, 1912, n° 12.]]