La création du Bund
Un article de Samy ZOBERMAN
La formation du Bund (Union Générale des Travailleurs juifs de l’Empire russe), quelles que soient ses originalités à peine esquissées ici (1) , suit le modèle qui se dégage de la constitution des mouvements ouvriers européens, dans les conditions particulières d’existence de la judaïcité de l’Europe de l’Est, conditions extérieures d’abord, internes ensuite.
Pour planter le décor, quelques rappels de l’environnement socioéconomique : L’Empire russe est, dans la fin du siècle dernier, le maillon le plus faible du capitalisme européen, n’ayant pas encore transformé ses structures économiques et donc politiques pour atteindre le stade occidental. Si sa population entre 1812 et 1897 est multipliée par quatre, par contre la population urbaine l’est par dix. Ainsi, le nombre de calories par jour et par personne en 1880 est de 4000 environ en France et en Angleterre, il est de 1 500 en moyenne pour la Russie et de 1000 pour les Juifs de Galicie, par exemple.
En fait, à la fin du XIXe siècle, le niveau de vie décroît presque linéairement d’Ouest en Est et ce fait n’est pas sans influence sur le degré et les modalités des luttes de classes de l’époque.
Pour les Juifs, l’urbanisation est encore plus rapide et plus significative : ainsi, en 1843, si 14% de la population non-juive de la Pologne vit dans les villes, 85% des Juifs y sont déjà installés. La prolétarisation inhérente à ce processus s’accompagne alors souvent d’une sous-prolétarisation, avec les comportements sociaux ambigus qu’une telle modification sociale induit. Pour les autres couches, changements radicaux aussi : il y a simultanément des déclassements nombreux et des transformations d’activités.
A l’usurier classique, par exemple, ayant son champ d’action supprimé par la création d’emprunts d’Etat, qui est une caractéristique du développement capitalistique, succède l’entrepreneur ; il y a naissance d’une bourgeoisie juive, avec des créneaux d’activité souvent bien marqués (distilleries et meuneries, par exemple).
Quant à la prolétarisation, elle s’opère dans les secteurs traditionnels, ceux de l’artisanat passant à la manufacture, comme le textile, ce qui est un phénomène général de la naissance du capitalisme (Manchester, Lyon) et particulier pour la Russie tsariste, avec ses zones de résidence pour les Juifs et l’histoire de ces derniers dans ce pays. Corrélativement, la formation de classes sociales dans la judaïcité russe crée une intelligentsia issue de la bourgeoisie, mais impuissante dans l’Empire (antisémitisme, numerus clausus), qui jouera un rôle fondamental dans l’évolution du mouvement ouvrier juif. Il est bien évident que cette évolution très rapide n’est pas uniquement endogène : l’industrie non-juive emploie plus de prolétaires juifs, en valeur absolue et relative, que les manufactures juives, d’où la possibilité de solidarité, tempérée cependant par l’antisémitisme ambiant, si bien que Karl Kautsky pouvait définir ces ouvriers juifs comme des « parias ».
La laïcisation (et/ou la marranisation) de couches entières de la population juive, due aux conditions de leur développement historique, génère, en dépit du fait qu’elle fut à l’origine plus une perte de la religiosité que celle de la « foi », le conflit avec les traditionnalistes, c’est-à-dire les anciens, les patrons et les institutions religieuses. Conditions sociales d’existence, mutation des représentations collectives : les éléments de formation d’un mouvement révolutionnaire sont désormais présents.
Mais l’histoire du Bund est aussi celle d’un mouvement juif, c’est-à-dire que dès son origine sa spécificité culturelle est inséparable de son action politique : l’une aide et justifie l’autre.
Comme les masses russes, les Juifs reçoivent à la fois la formation issue d’expériences quotidiennes et la propagande de l’intelligentsia, dont une partie passe vers les années 1880 du populisme au marxisme, avec l’influence prédominante de G. Plékhanov. Parallèlement à l’existence des Caisses (formes spécifiques des Bourses de travail) chez les ouvriers juifs de la Russie, se créent, vers 1870, les Cercles où intellectuels, étudiants et ouvriers se constituent, petit à petit, en « intellectuels organiques » (2) du prolétariat juif. Il est à noter que même en Pologne, ces Cercles débutent par la langue russe, mais au fur et à mesure que ces groupes s’élargissent aux ouvriers, la langue de ces derniers, le yddich, se généralise, au point où certains intellectuels, uniquement russophones, l’apprennent, ne voyant là qu’un moyen facilitant la propagande.
Il n’est donc pas étonnant que les premiers groupes pour la langue yddich se nomment Comités du Jargon ( 1895) ! On assiste alors à une double évolution : si les intellectuels « allant au peuple » utilisent, comme les ouvriers, le yddich, les artisans, eux, vont vers l’universel, c’est-à-dire le russe. Mais tous prônent la culture générale, la philosophie, la littérature, l’histoire. Ne voit-on pas des conférences (clandestines) faites par Kremer (qui deviendra un dirigeant du Bund) sur le mouvement coopératif en Belgique et un exposé de Léo Jogiches, le futur compagnon de Rosa Luxemburg, sur l’anatomie, squelette en main ! Entre deux débats sur les luttes pour la journée de travail de douze heures, on gère les bibliothèques qui sont aussi une « couverture » pour la clandestinité. En fait, pour ces intellectuels que l’on appelle à l’époque, sans ironie, les Philosophes, il ne peut y avoir d’action contre le capitalisme sans culture issue du prolétariat, culture qu’il faut acquérir dans les Cercles et les combats. Le mouvement ouvrier remplace l’école, qui n’est pas obligatoire, ce qui fera écrire Max Weber sur l’ « intelligentsia prolétaroïde » !
Au fur et à mesure que ces Cercles se radicalisent, deviennent des organisations révolutionnaires, au sens contemporain du terme, ils adoptent de plus en plus le yddich : de ce point de vue, la naissance du Bund traduit d’abord l’échec de la russification du mouvement ouvrier juif (ce qui ne sera jamais accepté par la Social-Démocratie russe, bolcheviks inclus, bien entendu) et indique la prégnance de l’organisation formalisée sur la spontanéïté des masses juives.
Mais ce processus ne s’engage pas linéairement, des conflits naissent. Ainsi l’ « opposition » dirigée par des ouvriers graveurs, comme A. Gordon et M. Lure, refuse l’action révolutionnaire, dans les années 1890, pour privilégier l’insertion dans la « culture universelle ».
L’élément essentiel de la formation du Bund est cependant le développement des luttes ouvrières, dont les premières manifestations organisées sont la création des « Caisses » (de secours mutuel) à partir des années 1880. Préfigurant les organisations syndicalo-politiques, elles sont à l’origine plus ou moins calquées sur les guildes juives de l’Est européen telles qu’elles vécurent depuis le XVlle siècle. Très vite, les ouvriers refusent les organisations communes avec les patrons et créent leurs propres caisses (illégales).
En même temps, elles deviennent les moteurs des grèves qui naissent spontanément (comme à Minsk en 1887, chez les serruriers, pour obtenir la journée de travail de douze heures) ou qui sont organisées par elles (comme à Grodno en 1895, dans la plus grande usine de fabrication de cigarettes (3)). Ce sont les organisations que les militants révolutionnaires des Cercles investissent peu à peu et où les idées socialistes trouvent leur terrain privilégié de pénétration. Même les statuts servent de littérature clandestine de propagande. La formation de groupes politiques non-juifs, comme l’Union des Travailleurs Polonais en 1889, aide la cristallisation politique des mouvements revendicatifs au sein de la classe ouvrière juive.
Utilisant aussi bien l’action illégale, malgré les arrestations opérées par l’Okhrana (police secrète russe), que l’utilisation de certains textes légaux (comme la loi de 1785, promulguée par Catherine II et selon laquelle les artisans ne peuvent travailler plus de douze heures par jour. . . ) , les militants organisent les ouvriers sur des bases concrètes, celles des revendications vitales (durée du travail, salaires, travail des enfants etc.). Mais les militants lancent en même temps le mot d’ordre : de l’économique au politique.
Cette façon d’aborder les problèmes du prolétariat juif est la base du programme des groupes de Vilno puis de Minsk durant les années 1893-1894 et qui est repris par l’ensemble des Cercles, des Caisses, c’est-à-dire par le mouvement ouvrier juif de Russie et de Pologne, qui accélère et généralise cette évolution. Ainsi, l’implantation d’un Cercle conduit rapidement à l’action ouvrière : par exemple, à Gomel et à Vitebsk, la création d’un Cercle en 1893 aboutit à un mouvement de grèves en 1894.
D’une façon générale, on peut noter que de 1895 à 1900, il y a eu 603 grèves « juives », alors que l’on considère que cette époque d’accélération du capitalisme russe a été une période de régression dans le développement du mouvement ouvrier . Symboliquement, le premier rassemblement politique a lieu à l’occasion de la commémoration du 1 er mai : à Vilno, en 1892, Martov prend la parole devant des ouvriers juifs, pour exalter l’internationalisme prolétarien, opération recommencée en 1893.
En 1894, toujours à Vilno, une réunion a lieu avec John Mill, A. Kremer, Levinson et Martov pour traiter des problèmes politiques et organisationnels et aboutit à une déclaration où l’on peut lire : Les ouvriers juifs ne souffrent pas seulement en tant que prolétaires, mais aussi en tant que Juifs. . . Il faut lutter en même temps pour les droits civiques… Ce combat ne peut être mené que par les ouvriers eux-mêmes. En 1895, la réunion du 1er mai à Vilno rassemble clandestinement 500 ouvriers et ouvrières (4), Martov, tirant les leçons des actions déjà menées, indique qu’il faut créer un mouvement et non plus se contenter de groupes localisés. S’appuyant explicitement sur la conception matérialiste de l’Histoire, il déclare que : le prolétariat juif a l’honneur insigne, hélas, d’être exploité non seulement par la bourgeoisie la plus immonde, mais aussi en tant que collectivité juive… Une classe qui n’est pas capable de se battre pour la liberté ne la mérite pas.
Mais, ajoute-t-il, le combat ne peut être isolé de celui que mènent les prolétariats russe et polonais. Dans ce discours apparaît la reconnaissance nécessaire du fait juif et le refus du nationalisme. En juin 1895, une réunion de consolidation se tient à Minsk pour traiter des problèmes d’unification qui est urgente, non seulement par l’évolution des groupes locaux mais par l’amplification des mouvements de grève et par leur coordination nécessaire.
Parmi les questions traitées figurent notamment l’utilisation des journaux clandestins existants, de Minsk et de Vilno, la circulation des informations et l’envoi d’agitateurs.