Discours de Françoise MILEWSKI
Lors de la remise du
PRIX MÉMOIRE DE LA SHOAH
DE LA FONDATION JACOB BUCHMAN
FONDATION DU JUDAÏSME FRANÇAIS
8 novembre 2005
Je voudrais tout d’abord remercier :
– Charles Baron, qui m’a fait part, lorsque je l’ai rencontré, du mélange de plaisir, d’émotion, de regret et d’envie qu’il a ressenti à la lecture de mon ouvrage : plaisir et émotion à sa découverte, regret et envie de ne pas l’avoir fait lui-même. Je ne pouvais espérer plus bel hommage.
– La Fondation Jacob Buchman, David de Rothschild – président de la Fondation du Judaïsme Français -, Théo Klein – président du Jury du prix Mémoire de la Shoah -, et toute l’équipe de la FJF, en particulier Annie Rapoport, de m’avoir honorée par ce prix.
– Mes enfants, Nicolas et Iona, pour qui j’ai entrepris ce travail à l’origine, qui en ont tout de suite perçu l’enjeu et qui m’ont soutenu durant toute sa réalisation, y compris par les multiples questions qu’ils m’ont posées et les commentaires critiques qu’ils m’ont faits, ce qui m’a conduite à préciser et repréciser à l’envi, donc sans qui cet ouvrage n’aurait pas existé.
Je ne m’attendais pas à cette récompense, pour un travail que j’avais conçu à vocation essentiellement familiale, destiné à la troisième génération. J’ai dit oralement à certains membres du jury ma surprise, même si elle a peut être été prise comme une formule, une boutade, une coquetterie… Elle ne l’était pas. Le jury m’a dit avoir apprécié, entre autre, la patience et l’obstination de la recherche. Souligner la quantité de travail qu’il y a dans ce texte m’honore. Il me semble cependant que ce qui doit demeurer, surtout, c’est pourquoi je l’ai fait. L’obstination n’est qu’à la mesure de l’objectif, de la conviction que j’avais de la nécessité de préserver un passé. La quantité de travail qu’il y a dans un ouvrage est toujours seconde au regard du résultat, qui, seul, compte.
Avec le recul (il y a un an que ce texte a été édité, et encore plus qu’il a été achevé de rédiger), j’ai pu réfléchir davantage à son contenu, et, à la suite de la distinction qui m’est faite, m’interroger sur sa portée au-delà du cadre familial. Je reviendrai d’abord sur mes buts initiaux et sur l’évolution de ma propre démarche. Les réflexions que je peux formuler aujourd’hui les complètent.
J’ai réalisé cet ouvrage dans un double objectif, explicite dès le départ :
– transmettre à la troisième génération, celle de mes enfants, l’histoire de notre famille en Pologne puis
pour une petite partie d’entre elle – en France, pour en préserver la mémoire.
– décrire des itinéraires individuels, pour leur donner vie. En particulier, j’ai tenté de retracer l’individualité des disparus de la Shoah, par des anecdotes, leurs photos, leurs écritures, afin qu’ils ne restent pas sans traces pour leurs descendants, afin de leur redonner une identité.
La génération qui a vécu cette Histoire l’a retransmise de façon singulière. La mienne, celle des enfants de ces immigrés nés après-guerre, a à transmettre une mémoire d’événements qu’elle n’a pas vécus. Les formes de cette transmission sont à construire. Ce travail en est une tentative. J’y reviendrai.
Le point de départ de ma démarche avait été mon incapacité, lorsque mes enfants étaient petits, à constituer l’arbre généalogique de leur famille tel qui leur était demandé à l’école. Qui étaient les membres de leur famille ? Que leur était-il advenu ? Quels furent leurs itinéraires ? L’idée m’est devenue intolérable de ne savoir dire ni qui ils étaient, ni où et quand exactement ils ont été exterminés. C’est ce dernier point d’abord que je suis partie chercher, à Yad Vashem, en vain, puis à Varsovie. En vain encore. Les listes des ghettos et des camps ont été en partie détruites, ou bien n’ont été que partielles, ou même parfois n’ont pas existé, comme à Treblinka.
Ma démarche s’est transformée : mes recherches ont consisté à savoir ce qu’il est advenu des Communautés où habitait ma famille. J’ai cherché à reconstituer l’histoire de la déportation de ces ghettos. Au moins, puisque je ne pouvais pas tracer les destins individuels, pouvais-je apprendre comment s’était déroulée la liquidation de ces Communautés, rendre compte des destins collectifs.
Très vite aussi, mon objectif a été de pouvoir nommer les membres des familles Milewski et Ryfman. Je connaissais tous les prénoms des frères et sœurs de mes parents Mendel et Mirla. Mais certains étaient mariés, avaient eu des enfants avant la guerre, et je ne savais pas tous les nommer. Il fallait leur donner une existence par leurs noms. C’est un objectif au moins aussi difficile que le précédent, car il faut faire le tour des états civils – mais lesquels ? -, et il ne reste plus grand-chose non plus sur ce plan. Il me fallait aussi rassembler leurs photos pour qu’ils soient présents par leurs images. Comme une manière de retrouver ce rite qui consiste à mettre une photo sur les tombes et à nommer les gens. Des photos et des noms, mais sans tombe. Une forme d’hommage. Il ne manque désormais dans l’album que j’ai pu reconstituer que la photo de mon grand-père maternel.
J’ai tenté également de témoigner de la vie avant-guerre en cherchant des images des shtetleh qu’ils avaient habités. J’ai acheté des livres partout, à Varsovie ou à Paris, pour y trouver des photos de Miedzeszyn, Falenica, Yablonna et Zelechow, des places de marché, des écoles, des synagogues, des conseils municipaux et des conseils de la communauté juive…
Les histoires des Milewski et des Ryfman sont faites d’itinéraires extraordinaires. La plupart ont péri, en Pologne même, sur des chemins limités entre les shtetleh des alentours de Varsovie et Treblinka. Sans sépulture et sans trace puisque tel était l’objectif de la Solution finale. Quelques uns ont survécu en passant par la Pologne, l’URSS, l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche, l’Italie, la Suisse, Israël, la France. Histoires d’émigrés, de réfugiés, d’internés, d’apatrides ou de naturalisés, ayant tenté de s’intégrer. Histoires faites de hasards, de présence d’esprit, de chance, d’héroïsme, d’aides ou de délations, de souffrances et de joies, elles sont identiques à celles de tous les Juifs rescapés : seuls changent les dates, les lieux, les hasards qui ont permis de survivre.
Cette Histoire, avec un grand H cette fois, est propre à une génération, celle qui l’a vécue. Elle l’a transmise à sa façon, comme elle a pu. Il est difficile de théoriser les caractéristiques et de généraliser les questions que pose cette transmission par la génération qui a été partie prenante des événements.
Dans chaque famille, la transmission de la mémoire s’est faite, bien naturellement, de façon singulière. Au sein même des familles, chacun des parents a transmis comme il a pu : certains ont raconté, d’autres pas. Par exemple, mon père était très bavard, ma mère à l’inverse était muette, ne voulait pas commenter les photos de famille et avait même fini par totalement oublier la langue polonaise. Mais pour les yourtsaït, elle faisait brûler une bougie, faite d’huile et d’eau, tout en haut du placard de la cuisine ; quand, petite, je lui demandais de quoi il s’agissait, elle me répondait que ce n’était pas pour les enfants.
En second lieu, les transmissions du shtetl d’avant-guerre et de la Shoah diffèrent totalement. Les récits du shtetl ont été nombreux. Ils étaient cependant complètement subjectifs et difficiles à percevoir pour nous, les enfants parisiens dans les années cinquante. Et il était impossible de trouver cesshtetleh sur les cartes de Pologne de nos atlas scolaires. Monde très présent à l’oral, mais complètement mystérieux pour l’enfance ; des histoires d’un autre monde, d’un tout autre temps. Si les récits du shtetl étaient nombreux, ceux de la guerre ont été à la fois très présents et absents. Les événements vécus pendant la guerre fondent en effet des différences majeures dans la transmission, entre ceux qui ont été déportés et ceux qui ne l’ont pas été. Mes parents, qui ont survécu au fil de cachettes, d’aléas d’arrestations ou de bouclages de quartier, d’itinéraires invraisemblables, ont raconté et re-raconté leurs histoires. Nous avons été enveloppés de récits, parfois de silences, mais ces silences ont fait partie des récits.
Des différences, enfin, apparaissent dans ce que peuvent porter les générations. Les enfants de la deuxième génération étaient plus ou moins réceptifs aux récits. J’ai été frappée, en interrogeant mes proches pour préparer cette recherche, par le fait que certains avaient des bribes d’histoires à raconter alors que d’autres n’avaient aucun souvenir de ce qui leur avait été transmis. Le plus souvent, la deuxième génération a d’abord cherché à s’intégrer. Elle pouvait porter l’Histoire de la Shoah, le combat contre l’antisémitisme et la vigilance au racisme, la nécessité de reconnaître la responsabilité de l’Etat français, et elle l’a fait avec ampleur et conviction. Mais cette deuxième génération a buté sur la difficulté à transmettre la Pologne juive : si elle n’a pas davantage vécu la Shoah que le shtetl, elle a d’emblée pu inscrire les récits individuels de la Shoah dans l’Histoire. Le shtetl, lui, n’avait pas de place dans l’Histoire à l’époque. La troisième génération est à la fois plus réceptive, parce que certains grands-parents ont été plus bavards et parce qu’elle est elle-même moins traumatisée, mais c’est aussi la plus susceptible de l’oubli, ou plutôt de la disparition de la mémoire.
De là est né, pour moi, le sentiment d’une responsabilité particulière de la deuxième génération. En particulier à l’âge où nos parents survivants disparaissent et que nos propres enfants deviennent adultes. En cela, ma démarche est caractéristique d’une époque, le début des années 2000. Génération charnière, donc.
Génération charnière, qui a vécu le récit de la Shoah, qui pouvait le comprendre, l’a intégré et porté. Mais la transcription du récit n’est pas témoignage.
Génération charnière, qui a vécu le récit du shtetl, mais ne pouvait pas le comprendre. J’ai dit plus haut le mystère que celui-ci constituait dans l’enfance. Aujourd’hui, ma génération peut formellement y accéder, intellectuellement. La synthèse de la vie juive en Pologne se trouve dans la littérature et dans les Livres du souvenir, les yizker biher. Mais ceux-ci ne m’ont été que partiellement accessibles, faute de savoir lire le yiddish. La seconde génération connaît en général la langue parlée, mais pas son écriture. Et encore, le yiddish fut souvent pour nous une langue d’écoute, même pas de parole. Un manque qui résulte de la volonté des parents d’une intégration à tout prix, dans leur conviction d’une immigration sans retour.
Génération charnière, qui a vécu ce qu’était l’immigration, et qui peut donc la transmettre plus facilement, encore que demeure le risque d’un dévoiement ou de l’imagerie d’Epinal, au travers d’histoires de shmattès ou de préparation de la carpe farcie.
J’ai souvent évoqué dans mon texte l’atelier, qui fut le lieu à la fois de la transmission orale du passé et de la confection d’imperméables. Perchée sur la table de coupe, j’ai appris comment on coud, pourquoi le fil casse, les traites à payer, la morte saison, et les gens, les présents, les absents, toujours un peu présents. J’ai évoqué aussi les samedis après-midi de la rue Notre-Dame-de-Nazareth dans les années cinquante, lorsque les voisins venaient dans notre salle à manger écouter Moshe Koussevitsky chanter la prière des morts en déportation, sur des 78 tours qui grésillaient. Et chacun re-racontait des histoires de guerre. Ma mère faisait des gâteaux. Mais « maintenant on sait, on ne se laissera plus faire ». Ils écoutaient aussi Georges Ulmer chanter « Schmiele », le fils d’un tailleur qui décevait son père, ou Renée Lebas chanter « Tire l’aiguille ma fille ». On parlait d’eux dans des chansons françaises, en parfois même sur des mélodies de chansons yiddish ! Tout cela mélangé, la mort et la vie.
Et c’est ce que j’ai en partie, mais autrement, reproduit avec mes enfants. L’éducation sur la Shoah, toujours, en permanence, et les contes de Chelm, les chansons en yiddish, la musique klezmer, le strudel. Tout cela mélangé, aussi : la mort et la vie.
La responsabilité de perpétuer le souvenir d’un monde disparu est écrasante. Sur la Shoah, d’abord et avant tout. Sur la vie juive en Europe centrale et sa transposition dans les pays d’immigration aussi. Tant que les parents pouvaient raconter, même partiellement, et tout simplement tant que leur accent était présent, une mémoire était préservée. C’est bien plus difficile lorsque cela disparaît. Petite, j’avais clairement et spontanément le sentiment d’une différence ; et nous étions nombreuses à être différentes à l’école communale de la rue Meslay, entre les magasins de boutons et les ateliers, et au lycée Victor Hugo à deux pas du Pletzl. Mes enfants auront encore entendu le yiddish, l’accent, les fautes de français, mais que pourront percevoir leurs propres enfants ? C’est à cette tâche que je me suis attelée. Celle de la transmission, celle que j’ai nommée le « devoir de mémoire », même si je sais que cette expression suscite interrogations parce qu’elle a été souvent galvaudée.
Je l’ai fait avec une démarche qui a emprunté plusieurs chemins. Dans la mesure où ma recherche est caractéristique d’une époque, elle est en effet marquée par une difficulté particulière. Il ne m’était quasiment plus possible d’interroger directement la génération des survivants. J’ai donc transcrit ce dont la deuxième génération se souvient encore. J’ai assemblé et complété les morceaux du puzzle.
Je les ai d’abord complétés par mes lectures, d’où la place importante donnée dans ce texte aux citations. Des témoins ont écrit sur les ghettos où vivait ma famille pendant la guerre, sur la fuite vers l’URSS en traversant le fleuve Bug, sur les pogroms en Pologne en 1946, etc. Ce fut pour moi une source essentielle, dans laquelle j’ai puisé pour décrire les événements auxquels ont été confrontés les membres de ma famille. Mais c’est une mise en scène, un détour, un témoignage indirect.
J’ai aussi et surtout complété ces bribes d’histoire par mes propres recherches. Celles-ci ont revêtu plusieurs aspects.
Ce fut d’abord une recherche « classique » de documents d’archives : fiches d’état civil en Pologne – dans les archives nationales ou dans les villages reculés -, correspondances internes des ghettos à l’Institut historique juif de Varsovie, fiches individuelles des survivants dans les camps de personnes déplacées à Yad Vashem, dossier d’aryanisation des biens juifs aux Archives nationales françaises, etc. ; sur ce dernier point, j’ai poussé le perfectionnisme jusqu’à aller consulter les dossiers personnels des administrateurs aryens pour savoir ce qu’ils faisaient d’autre durant cette période et ce qu’ils sont devenus ensuite…
Ma publication regorge de documents. Mais je ne suis pas historienne, et l’apprentissage du travail sur documents fut difficile, surtout en Pologne. Remplacer la compétence par la ténacité ne met pas à l’abri d’erreurs.
Et surtout j’ai découvert ce que les historiens savent tous : le document n’est pas preuve. Parfois c’était évident : les dates étaient incohérentes, contradictoires d’un document à l’autre ; et pour cause, en Pologne les déclarations aux états civils municipaux se faisaient très tardivement – parfois 20 ans après pour les naissances ! – et il ne reste rien des documents des rabbinats. De la confrontation des dates, j’ai émis des hypothèses, les plus vraisemblables à mes yeux. Ce faisant, j’ai construit une « vérité » à partir du vraisemblable. D’autres auraient peut-être construit une autre « vérité ». Les translittérations des noms (pour la période où la Pologne était russe) compliquent à loisir la tâche en brouillant les pistes.
Parfois heureusement, c’était plus simple : c’est dans un annuaire d’avant-guerre disponible à Varsovie que j’ai pu retrouver les professions de certains membres de la famille. C’est dans un livret militaire de mon père que j’ai pu découvrir ses adresses successives en Pologne. Pour la France, c’est en consultant le dossier d’aryanisation du petit atelier de confection parisien – 100 pages de correspondance entre les administrateurs aryens et le Commissariat général aux affaires juives ! – que j’ai perçu ce qu’a été la collaboration au quotidien et les multiples délations dont ce dossier témoigne, y compris entre les administrateurs aryens eux-mêmes. C’est dans un banal relevé des services fiscaux français que j’ai réalisé comment l’administration, en 1946, réclamait le versement des taxes d’habitation impayées pour la période 1942-45, durant laquelle mes parents avaient fui Paris pour se cacher ; quelle belle démonstration sur la continuité de l’Etat !
Ce fut aussi une recherche du quotidien et d’anecdotes. Comment restituer ce que furent les lieux et la vie quotidienne du shtetl ? Là aussi, c’est une construction, au travers du mélange de récits de famille, d’articles des Livres du souvenir, de documents d’archives, en particulier photographiques, et de cheminements sur place. L’Histoire a été écrite. J’ai cherché davantage à décrire la petite histoire. Plus facile car elle ne réclame pas l’exhaustivité, elle porte cependant le risque d’être une mémoire partielle, marquée par la subjectivité. Mais j’assume cette subjectivité. Les photos de famille que j’ai récupérées dans les fonds de tiroirs permettent de lire les expressions, de porter attention aux costumes ; les textes et les écritures au dos de ces photos envoyées de Pologne en France avant la guerre en disent long aussi : écrits en yiddish ou en polonais, ils racontent des fragments de vie. D’avoir trouvé en Pologne au bas d’un acte d’état civil la signature d’un oncle dont je ne disposais pas de portrait, mais seulement d’une photo en pied prise dans le ghetto qui ne permet pas de distinguer les traits du visage, m’a rapprochée de cette intimité que j’ai voulu créer pour la transmettre. D’où mon acharnement dans la recherche des traces, quelles qu’elles soient. Chaque trace était à la fois source d’émotion et source d’approfondissement des recherches.
Chercher une mémoire en Pologne m’a fait prendre conscience d’une ambivalence : si la mémoire des Juifs a émigré, avec eux, à l’Ouest, une partie de la mémoire juive demeure à l’Est, en particulier du côté des archives. Que la mémoire soit dispersée est une banalité. Qu’elle passe aussi par la Pologne, même si le monde juif y est englouti, fut pour moi une perception nouvelle. J’avais longtemps pensé, par principe, qu’il n’y avait rien à trouver, donc à chercher, du côté d’un monde qui n’est plus. C’est faux. Mémoire morte, certes, celle des archives et des documents, mais une forme de mémoire. Toute recherche familiale passe nécessairement aussi par la Pologne.
La présence sur place me permettait également de reconstruire une réalité, même si les lieux n’en conservent pas de marques. Mais je ne suis pas sûre que cela puisse faire l’objet d’une transmission. Insérer la photo de l’endroit où se trouvait la porte du ghetto, qui est aujourd’hui un endroit quelconque qui n’a plus rien à voir ni avec le shtetl ni avec le ghetto, est une simple construction de l’esprit. Perec et Bober évoquent, à propos de leur travail sur Ellis Island, le fait que ce lieu évoque une mémoire potentielle, une autobiographie probable, et que, l’exil étant une absence de lieu, ils cherchent à s’approprier un lieu-dépotoir, non des repères, des racines ou des traces, mais au contraire quelque chose d’informe qui serait une « clôture, une scission, une coupure ». Et pourtant, Ellis Island demeure. Du shtetl il ne reste rien ou presque, en tous cas des shtetleh où habitaient mes parents : il ne reste que des cimetières à l’abandon. Il est très difficile de faire parler les images du présent, encore plus difficile de les mettre en rapport avec celles du passé. L’émotion ressentie devant un site vide est difficilement transmissible. Quelque chose me concerne dans ce vide, mais comment dire quoi, comment le faire percevoir ? Comment exprimer le lien entre ce qui est et ce qui fut ?
J’ai ainsi réalisé un montage de tout ce qui constitue une trace ; j’ai collecté des fragments et je les ai assemblés. Mais ils sont traversés par plusieurs médiations : déjà, le récit familial, celui des parents, est interprété : il faut démêler ce qui, dans le souvenir, s’est estompé, ce qui, dans le récit, a été relativisé voire tu. La médiation passe aussi par la réception de ce récit par les enfants de la deuxième génération. L’acharnement que j’ai mis à trouver des documents et à opérer une confrontation avec le légendaire familial ne résout cependant pas toutes les questions. Quand il manque des morceaux du puzzle, on ne sait pas mettre ceux que l’on possède. D’où la part de l’incertitude, de l’interprétation, de l’imagination. « Sans doute », « peut-être », « il est probable que », « je ne sais pas » sont des termes qui reviennent souvent dans ce que j’ai écrit. Mais si je me suis protégée par ces conditionnels, si je n’ai pas caché mes interrogations, j’ai néanmoins affirmé des hypothèses, des constructions, et au total des histoires que j’ai jugées crédibles. Le vraisemblable à la place du vrai ai-je dit plus haut à propos des documents d’archives. C’est encore davantage le cas lorsque l’on agrège ces documents, le récit familial tel qu’il est retranscrit par les enfants de la deuxième génération, et les témoignages indirects.
C’est le propre de la transmission d’une mémoire d’événements que l’on n’a pas vécus, une mémoire en lieu et place, que je nomme maintenant – avec le recul – une mémoire par procuration. Elle est éloignée de la mémoire des acteurs par la distance d’une génération. C’est un témoignage différé, donc autre par nature. Nous, les témoins de la deuxième génération ne pouvons faire autrement que de réunir le légendaire familial et la recherche documentaire pour élaborer une nouvelle forme de transmission, qui ne se substitue à aucune autre, ni au témoignage direct, ni au travail de l’historien, ni à la fiction du roman. Une autre voie, certes un peu effrayante pour la chercheure que je suis – même si ce n’est pas en histoire – parce qu’elle est pleine de doutes, mais c’est la seule que j’ai su porter. Encore plus maintenant que lors de l’écriture, j’ai la conviction qu’assumer ses hésitations, ce n’est pas dévaloriser son travail ; c’est contribuer à la réflexion sur la portée d’une mémoire seconde, sur les contours d’une transmission à construire.
J’ai tenté d’écrire la biographie des non biographiables, selon les termes de Régine Robin, ceux pour lesquels les traces sont particulièrement ténues. Je ne parle pas en leur nom ; je raconte ce que je sais de leurs histoires, celles de leur anéantissement, mais aussi celles de la vie d’avant – y compris dans ce qu’elles ont de quotidien et de banal – et celle de la vie d’après pour ceux qui ont survécu. Je ne parle pas en leur nom, mais je peux être – un peu – leur voix.
Ce passé est mien. Il n’y a pas de limite dans le temps à sa transmission. Si je n’ai pas à transmettre une expérience, j’ai à la communiquer, comme une forme de protestation contre l’évanouissement du passé, pour paraphraser les propos de Vladimir Yankélévitch.
Puisque je me suis adressée à la troisième génération, le souci « pédagogique », destiné à insérer les petites histoires dans la grande, indispensable pour les comprendre, tient une grande place. Il ne suffisait pas de dire qu’une partie de ma famille avait passé la frontière entre la Pologne et l’URSS à Bialystok en 1939, il fallait expliquer pourquoi cette frontière passait là à ce moment ; or comment expliquer que Bialystok était polonaise ou russe selon les périodes, sans rendre compte des déplacements de frontières à l’Est, du pacte germano-soviétique, etc. ? Comment évoquer le hassidisme sans le définir ? Comment dire les professions de ma famille sans les insérer dans la structure économique et sociale du shtetl ? Comment transmettre le quotidien des rafles à Paris sans en expliquer le déroulement et sans rappeler l’histoire de la constitution du fichier juif ? Il fallait, par exemple, pour comprendre qu’en France après la guerre les uns sont restés apatrides tandis que les autres avaient fini par être naturalisés, examiner ce qu’avait été la politique d’immigration et de naturalisation ; cela m’a permis de réaliser comment en 1945, au sortir de la Shoah, un fonctionnaire de la République française pouvait écrire, au bas de la demande de naturalisation de mes parents, pour justifier son refus : « degré d’assimilation nettement insuffisant ». Je pourrais multiplier les exemples à l’infini. En permanence, la micro-histoire et l’histoire s’entremêlent. Les allers-retours entre l’histoire collective et les histoires individuelles sont indispensables pour transmettre.
L’insertion d’anecdotes, que j’ai nommées « éclats de vie », tiennent une grande place : ils concernent les itinéraires individuels, les souvenirs de rescapés, mes propres souvenirs des uns et des autres, de la façon dont les récits de l’avant m’étaient faits dans l’enfance, les aventures de mes voyages et des périples qui me conduisaient jusqu’aux documents tant recherchés. J’espère qu’ils contribuent à créer cette sorte d’intimité dont j’ai parlé tout à l’heure.
De toutes ces recherches ressort un album de famille. S’y mêlent ainsi des informations sur ma famille, des commentaires sur l’histoire des Communautés, sur l’Histoire tout court pour permettre la compréhension des événements, des éléments techniques sur les archives existantes ou sur la source de chaque information et des souvenirs personnels. C’est donc un texte protéiforme fait de digressions et d’encadrés, non un récit traditionnel avec un début, un milieu, une fin. J’ai cru longtemps que cela traduisait les évolutions de ma propre démarche. Je crois maintenant que sa forme reflète surtout son objet même ; reconstituer les itinéraires brisés d’une famille entière – à partir d’une mémoire par procuration – empêche la linéarité, l’enchaînement logique ; la forme en est nécessairement éclatée.
Si je réfléchis, pour conclure, à ce qui pourrait en émerger, ce pourrait être quelque chose qui ressemble à un yizker buh (un Livre du souvenir) non d’unshtetl, d’une Communauté, mais d’une famille, relatant des histoires qui évoquent au lecteur sa propre histoire, pour qu’il se sente chez lui, et qui lui donnent envie d’entreprendre la même chose. Pour que reste à nos enfants un tissu de vies vécues. Ils et elles ont été.
On m’envie de l’avoir fait ? Chiche ! On peut oser faire le récit soi-même. L’écriture des yizker biher des familles pourrait être un élément, une contribution à l’histoire collective. J’avais cru par ma recherche n’intéresser qu’un entourage proche. L’attribution du prix m’incite à considérer qu’il a peut-être un intérêt plus large, en tout cas dans sa démarche.
Nous pourrions ainsi construire un mémorial des familles, non seulement sur la Shoah, mais aussi sur le shtetl et l’immigration, une mémoire individuelle et familiale qui tisse un réseau d’histoires de vies, d’éclatements, de ruptures, de disparitions, de survies, pour en conserver un essaim d’images. Une forme de lutte contre l’ensevelissement du passé. Ils et elles ont été. Un mémorial au sens où Yankélévitch le définissait : « faire sortir de la nuit et de la nuée, en les appelant par leurs noms, les innombrables fantômes anonymes annihilés… Nommer ces ombres pâles, c’est déjà les convoquer ».
Les anonymes, les non biographiables, dont le souvenir du quotidien n’a pu être que partiellement perpétué par le groupe et la famille, puisqu’ils ont également en grande partie disparu, sont mémorables. Ils méritent que nous, la deuxième génération, recréions leur histoire, leur identité, leur renommée. Ils ou elles ont été.
Invitons-les à notre table, pour transposer ce que dit Aharon Appelfeld en parlant du rôle qu’a la littérature : « regardons cette personne en particulier. Donnons lui un nom. Donnons lui une place. Offrons lui une tasse de café… »
Cette nouvelle forme de yizker biher pourrait tisser une chronique de layiddishkeït, sur la vie avant-guerre en Pologne dans les Communautés que nos parents ont habitées, ce qui est advenu des familles pendant la guerre, les périples après la guerre de ceux qui ont survécu. Nous savons bien tous que l’universel, c’est le local moins les murs.
Je remercie à nouveau le jury de m’avoir attribué ce prix, non seulement comme une reconnaissance du travail réalisé, comme je l’ai dit au début, mais aussi de m’avoir incitée à réfléchir davantage à ce que j’avais fait et de m’être plongée dans des domaines nouveaux, de nouveaux textes, de nouvelles réflexions, parallèlement aux recherches familiales que j’ai naturellement poursuivies puisque demeure une réserve d’interrogations.
Je voudrais dire enfin qu’une autre chose survenue depuis l’édition de cet ouvrage me rend profondément heureuse : c’est qu’au travers cette publication, les photos des Milewski et des Ryfman victimes de la Shoah se trouvent désormais de nouveau en Pologne, à l’Institut historique juif de Varsovie.
C’est l’hommage que je rends à Benyamin, Teme, Moïshele, Surele, Leïser, Sruel, Ytzhak, Shoshele, Chil, Aron, Ruche, Shana, Fishele, Tsirou, Schmuel. Et aussi à ceux, parmi mes cousins, dont je n’ai pas encore découvert le prénom.
Ikh gedenk fin yedn eynem fin zay, vus kh’hob zay nisht gekent, ober vus hobn gelebt.
Je me souviens de chacun d’eux, que je n’ai pas connus, mais qui ont existé.