Tous les Arabes sont des… ?

Elles opèrent en tandem dans les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis. Depuis deux ans, Souad Belhaddad, journaliste et écrivain, et Isabelle Wekstein-Steg, avocate, aident les professeurs à gérer les conflits religieux et communautaires.
Ce 18 janvier, les deux femmes font face à une quinzaine d’élèves du lycée professionnel Moulin-Fondu à Noisy-le-Sec. Des filles âgées de 14 ans à 17 ans, la plupart « issues de la diversité », c’est-à-dire originaires d’Afrique noire ou d’Afrique du Nord, qui suivent un cursus de secrétariat.

Qui est qui ?

« Vous savez pourquoi nous sommes là ?« , demande Souad. Beaucoup répondent par la négative. « C’est pour travailler sur les discriminations« , risque une élève. « C’est quoi la discrimination ?« , interroge Souad. « Quand on juge« , propose une autre élève. Souad ne complète pas ni ne corrige. « Nous sommes deux devant vous, l’une est musulmane, l’autre juive ; l’une est avocate, l’autre journaliste. Qui est qui ? » La devinette aiguise la curiosité. Brouhaha. Une protestation isolée perce : « Mais on ne peut pas juger sur l’apparence physique. » Objection vite couverte par le partage de la classe en deux camps. Pour une courte majorité, la juive c’est Souad. Son joli nez busqué, c’est un « nez crochu« . Tout est dit sur le ton de l’évidence.
Souad corrige. « L’Arabe c’est moi, la juive c’est Isabelle. » Celles qui avaient deviné juste sont satisfaites. L’élève qui a parlé la première de nez crochu s’excuse. « Désolée, m’dame. » Isabelle intervient. « Tu t’excuses d’avoir dit que Souad avait le nez crochu ou que les juives avaient toutes le nez crochu ? » Il n’y a pas de réponse.
Souad et Isabelle ramènent le calme. Leur autorité est manifeste.

Tous les arabes sont des…

Elles lancent un autre jeu. « Tous les Arabes sont des… ? » Les stéréotypes fusent : « Des voleurs« , « des menteurs« , « des chômeurs« .
Dans les trois classes traitées par Souad et Isabelle ce matin à Noisy-le-Sec, les poncifs jaillissent à l’identique. Les Noirs apparaissent massivement comme des « violeurs« , et les juifs comme des « racistes« , « des qui ont des sous« , « des avares« . Dans presque chaque classe, aussi, une voix singulière tente de faire accepter une nuance. « Arabes, Noirs, Français… on est pareils« , dit une élève. Tentative louable, mais maladroite. Souad et Isabelle ne laissent rien passer : « Les Arabes qui sont là, ils sont pas français ? Et vous les Noirs, vous n’êtes pas nés en France ? »
Souad est debout, elle avance dans l’allée, s’approche des élèves, leur parle dans les yeux. « Tous les Arabes sont des voleurs, et moi, je suis une voleuse ? » La tension est palpable. « Ah, non m’dame, j’ai pas dit ça ! » Impitoyable, Souad exploite l’ouverture. « Alors je suis une exception ? »

Fantasmes

Les critères physiques du juif sont si loufoques selon les uns ou les autres que Souad ne peut s’empêcher de dénombrer toutes les juives de la classe. « J’en vois beaucoup qui ont des cheveux de juive ici« , dit-elle en soulevant la mèche d’une élève.
Dans toutes les classes, Souad et Isabelle demandent combien la France compte de juifs et combien elle compte de musulmans. A une exception près, les élèves développent le fantasme de l’omnipotence juive : « trois millions de juifs« , « cinq millions » ; « dix millions » ; « vingt millions. »
Même fantasme sur l’omniprésence musulmane. Pour certains, la France compte « 40 millions » de musulmans. Quand Souad et Isabelle rétablissent la vérité des chiffres – 63 millions d’habitants en France, 600 000 juifs, cinq millions de musulmans environ -, on sent comme un flottement.

La loi

Trois heures durant, Isabelle et Souad vont mener un combat. Par des jeux, elles vont permettre à la violence du préjugé de se déployer. Mais pour mieux la stigmatiser. Le but est de faire comprendre que la parole n’est pas libre, que le verbe peut s’avérer meurtrier s’il n’est pas cadré par la loi. « La loi est la même pour tous, explique Isabelle. Elle protège la victime et punit l’auteur. » Un Noir, un Arabe ou un juif peut souffrir du racisme, mais il peut lui-même être l’auteur d’actes ou d’insultes racistes.
Dans chaque classe, Isabelle, l’avocate, sort le code pénal de son sac et lit l’article qui réprime toutes les formes de discrimination. Le texte est long, précis. Les élèves écoutent sans broncher. « Moi, on m’a traitée de sale Blanche« , dit une élève qui comprend soudain qu’on a commis à son encontre un délit.
A Noisy-le-Sec comme partout ailleurs, les élèves se « traitent« . « Sale beur« , « bamboula« , « fais pas ton feuj« … « Non seulement ces blagues peuvent blesser, mais elles représentent un délit« , insiste Souad, qui cite le cas du Rwanda. «Une amie rwandaise m’a raconté. Dans son enfance, tous les jours, les Hutu « traitaient » les Tutsi sur le mode de la blague. En chantant, en rigolant, ils disaient : « Un jour, on vous tuera tous. » Et puis progressivement, c’est arrivé : ils les ont sortis de l’école, ils ont tué leurs vaches et puis, stade final de l’exclusion, ils les ont exterminés.»
Le Rwanda a plombé le climat. Souad tempère. « Toutes les blagues ne mènent pas au génocide, mais à l’origine d’un génocide, on trouve toujours des plaisanteries racistes. »

Le problème à qui ?

Et le racisme a pour fonction d’isoler la victime. Pour le prouver, Souad demande à Géraldine, une jolie Black, de jouer le videur à l’entrée d’une boîte de nuit. Avec aisance, Géraldine accepte les plus blancs, les plus blonds et retoque les basanés. Quand une jeune Maghrébine demande des comptes, Géraldine ne dit pas : « Mon patron ne veut pas d’Arabes ou de Noirs« , elle dit : « C’est plein ce soir, reviens demain. » Les autres élèves ne la condamnent pas. « Elle fait ce que son patron lui demande. » Mais pour Isabelle et Souad ce qui importe, c’est la solidarité. « Pourquoi tu es rentrée en laissant ta copine dehors ?

 Je pensais qu’elle allait se défendre !

 C’est son problème à elle seulement ?
« , demande Souad.

Quand elles quittent l’école, Isabelle et Souad sont épuisées.

Dans la dernière classe, les garçons étaient avachis sur leur chaise à leur entrée. Une heure après, l’échine redressée, ils réclamaient une prochaine fois.