Austromarxisme

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Austro-marxisme et question nationale

(23 janvier 2006)

 

A propos de l’austro-marxisme et de l’autonomie nationale et culturelle

L’austro-marxisme est un complément d’idéologie essentiel du marxismené au milieu du 19ème siècle à la suite du Manifeste Communiste de Karl Marx et de Friedrich Engels. Très vite les militants des diverses organisations de la Première puis de la Seconde Internationale s’aperçurent que le mot d’ordre « Les prolétaires n’ont pas de patrie » ne reflétait pas toujours la réalité. Certes, dans des Etats où vivaient une collectivité plus ou moins unitaire comme en Grande-Bretagne et en France, un tel slogan pouvait à la rigueur se concevoir mais dans des Etats multinationaux, multiethniques et multiconfessionnels, le problème était différent.

Comment un militant de base dans la social-démocratie allemande pouvait-il comprendre un Tchèque, un Polonais ou un Slovène dans l’Empire bicéphale austro-hongrois ? Comment accepter un langage commun du fait de la séparation linguistique ? Comment combattre ensemble malgré cet handicap ? Il fallait donc revoir l’internationalisme – sans pour autant l’amoindrir – en le reliant à une réalité concrète, le sentiment national sans chauvinisme aucun mais tenant compte des particularités nationales et linguistiques des peuples.

Même en Allemagne, le problème se posait dans les Sudètes (Tchéquie), en Pomérélie (Pologne) et à partir de 1870 en Alsace (France). Quant à la Russie tsariste, l’émergence de mouvements socialistes dans diverses villes sans qu’il y eut pour autant une véritable organisation sociale démocrate, le problème était encore plus ardu et si Marx n’y ajoutait guère d’importance – cf. son antisémitisme dans la question juive où il identifie le Juif à l’argent (Quel est le culte du juif… etc.) et ses écrits postérieurs, il parlait de nationalité chimérique pour les travailleurs et d’un résidu anachronique. Quant à l’antisémitisme, il s’agissait d’un survivance due à l’arriération des peuples d’Europe orientale. Kautsky plus tard développera l’idée des peuples sans histoire montrant ainsi son inaptitude du fait d’un mécanisme manichéen hérité du marxisme à comprendre les aspirations des peuples en faveur du socialisme et de leur identité.

En revanche, Engels s’était penché sur le problème national. Il voyait bien les disparités nationales dans un même pays surtout si les tendances fédéralistes commençaient à s’affirmer. Il était au courant de l’exploitation des travailleurs juifs dans la zone de résidence. Et ce, d’autant que les populistes et les anarchistes en eurent de plus en plus conscience à partir des années 1880. Les congrès socialistes de divers pays – France exceptée – mettaient le problème national à l’ordre du jour sans pouvoir s’en dépêtrer ni pour autant abandonner une question embarrassante. Ce furent tout d’abord des tribunes libres, des points de vues hétérogènes et hétérodoxes avant que ne s’élabore une théorie d’ensemble conciliant l’internationalisme prolétarien et la question des nationalités en milieu socialiste.

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Enzo Traverso ajoute que le véhicule d’une symbiose révolutionnaire et nationalitaire fut le yiddish. Il donne l’exemple de Hersh Mendel, ouvrier juif qui écrit « Il me semblait y trouver (l’adhésion au Bund) la synthèse entre le socialisme international et la question juive. J’étais grandement reconnaissant envers le Bund qui me permettait d’être à la fois un Juif fier de l’être et un socialiste ardent. »

S’il n’y avait pas eu le yiddish, il n’y aurait guère d’identité juive sauf sur le plan confessionnel. Car le yiddish, la yiddishkeit, le yiddishisme furent les vecteurs d’une véritable civilisation en raison des millions de ses locuteurs d’une part mais aussi un instrument de propagande. C’est ce que ne comprirent ni les assimilateurs, ni les assimilationnistes – une doctrine qui prônait la disparition du Juif en tant que tel – ni les non – Juifs pour qui le judaïsme était une religion et rien d’autre.

Ainsi Guesde par rapport à Jaurès, Lénine – Trotsky et un Juif comme Otto Bauer que l’Histoire – hélas pour lui – rappela à l’ordre en 1938 quant à sa position vis à vis de la judéité dans les années qui suivirent l’accession au pouvoir d’Hitler. Même un Isaac Deutscher se rendit compte qu’être Juif non-Juif n’avait guère de sens. Même Trotsky s’aperçut à la fin de sa vie que le national-socialisme sur le plan de l’antisémitisme n’était plus seulement un épisode de la lutte de classes ou un conflit purement impérialiste mais racial et génocidaire. D’ailleurs, il atténua son antisionisme de jadis en reconnaissant l’existence d’un yichouv en Palestine et les théories marxistes ou marxisantes des Borochov, Tabenkin, etc. parfaitement fondées. Ce qu’un historien comme Nathan Weinstock, dans son ouvrage (renié depuis) Le sionisme contre Israël n’avait pas compris. En revanche, un sociologue comme Richard Marienstras, récusant la centralité d’Israël admettait parfaitement l’austro-marxisme et le sionisme dans Etre un peuple en diaspora.

La question nationale à l’ordre du jour

En septembre 1899 eut lieu à Brünn – aujourd’hui Brno – en Tchéquie un congrès des diverses formations sociales-démocrates sur la question nationale. Mais n’étaient concernés que les peuples disposant d’une assise territoriale. Une résolution en quatre points indiquait que « chaque nationalité vivant en Autriche – Hongrie, sans égard au territoire occupé par ses membres constitue un groupe autonome qui règle ses affaires nationales de langue et de culture […| Les divisions territoriales sont purement administratives et ne doivent pas porter préjudice au statut national. Toutes les langues auront des droits égaux dans l’Etat ».

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Lors de la révolution de 1905, à son 6ème Congrès à la mi-octobre de la même année, la doctrine du Bund relative à la question nationale est définitivement fixée : sentiment nationalitaire, antisionisme, importance capitale du yiddish, internationalisme, prééminence de la diaspora, laïcité. Chacun de ces termes est posé, décortiqué. Sur le premier point, une vision nationalitaire rejette les aspects brutaux du nationalisme qui risque de déboucher sur la xénophobie et un complexe de supériorité et par là même le mépris de l’autre. Sur le sionisme, le Bund rejette le borochovisme qui bien paré d’un langage marxiste en raison des structures économiques anormales selon le théoricien du Poalé Tsion est axé sur le retour à Sion. Il est vrai qu’à l’époque, le yichouv est très minoritaire et le sionisme une idéologie encore marginale. Le yiddish, lui est le support principal du bundisme du fait que chaque peuple dispose d’une langue, idiome de communication mais aussi de propagande et ce, d’autant que les divers peuples d’Autriche-Hongrie ou de Russie utilisent leur propre langue pour affirmer leur identité et développer leurs propres revendications. Prééminence de la Diaspora en raison de l’écrasante majorité des Juifs hors de Palestine à l’aube du 20ème siècle (ce n’est plus le cas présentement puisque Israël représente près de 40 % du judaïsme mondial et les perspectives futures de la diaspora guère encourageantes). Laïcité enfin qui substitue le message messianique de Dieu par la prise en charge des intérêts de l’humanité hors d’une croyance divine et des rites jugés desséchés par le Bund.

Au tournant du siècle, le Bund est un mouvement jeune, porteur des espérances d’une jeunesse qui s’oppose aux traditions jugées désuètes. Non sans sectarisme qui ira en s’atténuant progressivement mais qui sur le plan des principes demeurera intact.

Vladimir Medem est le principal théoricien de cette idéologie. Tout d’abord partisan d’une doctrine qu’il nomme le neutralisme dans lequel il affirme que pour le peuple juif, ou bien il demeure à l’écart du problème national ou bien il adhère à un type d’autonomie. Par la suite, affinant son propos, il constate, que suivant le point de vue de Renner, même si la lutte de classes est prééminente dans le mouvement ouvrier juif, il n’en demeure pas moins que le peuple juif est spécifique et doit revendiquer également une autonomie nationale et culturelle. Il s’élève contre le mécanisme schématique de Marx et dans ses écrits rassemblés en yiddish sous l’intitulé Zamlbuch Tsum Tzwantsikn Yortsayt (Textes de Medem au 20ème anniversaire de sa mort) paru à New York en 1943. Il en donne quelques détails sur l’autonomie culturelle dans Demokrati un di Natsionale Frageou encore dans son autobiographie Ma vie (Fun mayn lebn) qu’Aby et moi avons traduit du yiddish. En règle générale, il décrit une doctrine sophistiquée basée sur un Vaad (conseil) général avec ses ramifications régionales et locales suivant les principe d’un engagement volontaire d’appartenance à la communauté juive.

Ber Borochov, théoricien des Poalé Tsion, des sionistes marxistes part du principe que les Juifs ayant vécu dans des conditions de production bien déterminées et soumises aux aléas extérieurs, aux contraintes dictées par les peuples majoritaires ont constitué une économie totalement inversée par rapport à celle de l’environnement ambiant, une pyramide sociale sans agriculture et une immense classe moyenne d’intermédiaires. Pour rétablir un équilibre suivant le schéma marxiste, il faut donc envisager un sol qui serait le socle de l’économie juive. Ce socle ne peut être que celui d’un Etat juif sur des bases socialistes, en l’occurrence Israël. Dans Etat et Nation, il expose sa doctrine dans les moindres détails. Son nationalisme est largement nuancé par ses vues socialistes et égalitaires qui se réaliseront avec la kvoutsa (groupe) devenue kibboutz et dont le premier sera en 1910 celui de Degania en Palestine avec une stricte égalité ou l’argent est banni et où les principes pédagogiques sont entièrement nouveaux. Le kibboutz se généralisera dans les deux décennies suivantes au cours de la 2ème et de la 3ème alyah.

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Marxisme et question nationale

Il fallut attendre les juristes – socialistes ou non – seuls capables de trouver une solution valable. C’est au tournant des années 1880 que des doctrines cohérentes remplacèrent des états d’âmes ou des points de vue sans profondeur sans omettre ceux qui considéraient que la culture dominée devait se fondre dans la culture dominante. Des théoriciens comme Karl Renner, Otto Bauer, des Juifs déjudaïsés comme Victor Adler, indifférents comme Frédéric Lassalle ou Edouard Bernstein ou au contraire des Juifs conscients de leurs origines comme Haïm Jitlowski et nullement marxistes comme plus tard Simon Doubnov se penchèrent sur cette situation tout à fait exceptionnelle.

Dans le livre que j’ai écrit L’histoire générale du Bund, un mouvement révolutionnaire juif, Austral, 1995, réédition Denoël, 1999, la question nationale vu sous un angle austro-marxiste est décrite pages 198 – 203 et un peu plus loin en indique les points de vue de Lénine, Staline, Kautsky, Trotski, Rosa Luxemburg. On pourrait y rajouter d’autres idéologues juifs qui s’expriment en yiddish mais que je n’ai pas traduit. Je conseille à ceux qui lisent le yiddish de se reporter à l’ouvrage édité par le Yivo, volume 3, Historishe Shriftn fun Yivo intitulé Di Yidishe Sotsialistiche Bavegung (Le mouvement ouvrier juif), Wilno, Paris, 1939, où sur 836 pages, l’austro-marxisme et le problème national sont à plusieurs reprises minutieusement évoqués.

Avant de se pencher sur les aspects juifs d’une conscience nationale, voyons d’abord le problème pris dans son ensemble.

Comme l’indique opportunément Enzo Traverso dans Les marxistes et la question juive, qui dresse une typologie de l’intelligentsia juive d’Europe orientale, page 65, distingue cinq catégories :

- les bundistes : Raphaël Abramovitch, Samuel Gojanski, Arkadi Kremer, Vladimir Medem, John Mill ;
- les sionistes : Ber Borochov.

Les trois autres catégories sont :

- les juifs assimilés de la social démocratie,
- les juifs assimilés « cosmopolites sans racines »,
- les dirigeants juifs assimilés de la social-démocratie polonaise.

En fait, ces trois dernières catégories qui, vis à vis de la question nationale eurent une position plus ou moins négative ne nous intéressent pas. Parmi leurs leaders on retiendra les noms de Léon Trotski, Charles Rapoport, Adolf Warski, Rosa Luxemburg.

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Mais si idéalement cette motion était valable, en réalité, dans plusieurs régions de l’Empire on constatait une interpénétration et un enchevêtrement de collectivités diverses sur un même sol. Ayant voté cette motion sur la base d’un Etat représentant l’union démocratique des nationalités, leurs droits garantis par une loi spéciale rendue par le Parlement sans aucun privilège, elle faisait l’impasse sur des collectivités n’ayant pas une base territoriale, ce qui était le cas des communautés juive dispersées.

A la même date, un juriste de formation, Karl Renner faisait paraître un essai intitulé Etat et Nationqu’il amplifia en 1902 par une autre étude La lutte des nations pour l’EtatRenner mettait au point un système ingénieux bien que compliqué relatif aux populations non dotées d’un territoire comme les Juifs, la question nationale étant pour le moins assez complexe suivant les bases d’un fédéralisme, chaque peuple formant une entité organique avec ses propres besoins, ses propres intérêts, ses propres divisions. Il disait « L’Etat est autorité territoriale de droit. La société est une association de fait ». Par conséquent, le statut personnel des individus, qu’ils soient adossés ou non à un territoire doit être régi sur le plan de l’Etat. Cela menait vers l’autonomie nationale et culturelle.

Le Bund créé deux ans plus tôt s’inspira très vite des conceptions de Renner, sans pour autant, les premières années entrevoir une solution du fait qu’il craignait de mettre à mal l’internationalisme prolétarien. Aussi, deux tendances s’affrontèrent, ceux qui n’acceptaient pas la moindre entorse à l’internationalisme et ceux qui admettaient que le problème national et le socialisme marxiste n’étaient pas incompatibles.

Pour ne pas alourdir le propos, je ne citerai pas les divers leaders du Bund ouvrier juif qui se penchèrent sur la question nationale dans un sens ou dans un autre ni sur la teneur des textes des congrès où le problème national fut posé pour ne m’en tenir qu’à une personnalité bundiste de premier plan, Vladimir Medem.

Selon Henry J.Tobias, auteur d’un pénétrant ouvrage The Jewish Bund in Russia From its Origins to 1905, le chapitre 13. intitulé La réévaluation de la question nationale, pages 161 à 176 nous éclaire sur le 4ème congrès du Bund, tenu fin mai 1901 et concernant les aspirations nationales du peuple juif, considéré comme une nationalité et « basé sur les caractéristiques particulières : la langue, les coutumes, le mode de vie, la culture en général qui devraient lui permettre toute liberté dans son développement ». Comme le problème fait débat dans l’organisation, il est ouvert une tribune libre où chacun peut exposer son point de vue. Il faudra plusieurs années et plusieurs congrès avant que le problème national soit enfin « digéré » par les bundistes dont la crainte majeure était de déborder du sujet et s’orienter vers un nationalisme juif.

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Simon Doubnov est lui aussi un ferme partisan de l’autonomie nationale et culturelle. En 1897, et les années suivantes, il expose ses vues dans son livre – programme Lettres sur le judaïsme ancien et nouveau, où il dresse dans les moindres détails l’idée d’un autonomisme juif en Diaspora. Il sera le fondateur du Folkisme, du Folkspartei avec ses ailes gauches et centristes. Rejetant la lutte des classes, il établit la règle des trois unités du peuple juif : unité dans l’histoire, unité dans la dispersion, unité de destin de toutes les classes de la société juive liée à une communauté de sort, telle que l’a définie Otto Bauer dans son ouvrage en 1907, La question nationale et la démocratie, sauf en ce qui concerne le judaïsme où il développait un point de vue assimilateur. Doubnov est partisan du trilinguisme – hébreu, yiddish et langue du pays – et surtout d’une Kehilla démocratiquement élue et dotée de diverses prérogatives (sauf en matière de défense nationale, diplomatie) d’une manière bien plus élaborée que les vues de Medem, mais procède toujours dans l’esprit d’un choix volontaire.

Enfin reste Jitlowski. C’est un cas particulier parce qu’inclassable ayant épousé pour un temps des idéologies aussi diverses que l’autonomisme folkiste de droite ou de gauche, le populisme, le bundisme et le communisme. Mais il eut l’insigne mérite de se pencher en profondeur sur l’idéologie à chaque fois qu’elle avait revêtu une nouvelle tunique, un nouvel habit. Certains diront qu’ayant endossé plusieurs uniformes, il fut une girouette, d’autres au contraire estiment qu’il fut plus lucide que borné même si ses attitudes semblent aujourd’hui zigzagantes, voire extravagantes. Son principe de base fut la prééminence du fait national juif quelles qu’en soit les tendances axées sur un yiddishisme pur et dur. Ayant assisté au congrès de Brünn, il fut le premier à prendre conscience de l’importance de l’autonomie nationale et culturelle du peuple juif. Il considérait que Bauer dans son étude sur les « Ostjuden » et le caractère jugé féodal de ce judaïsme, sa méconnaissance totale du problème linguistique n’avait rien compris à l’histoire juive en Europe orientale. De la même manière Rosa Luxemburg, dans son internationalisme sans faille était passée à côté du problème juif sur le plan national

Les doctrines nationalitaires et l’actualité

Dans son livre de référence, Prophecy and PoliticsJonathan Frankel démontre à quel point la pensée bundiste exerça une influence énorme sur la pensée politique juive bien qu’il n’en soit pas le premier à avoir développé le concept de l’autonomie nationale et culturelle. Cela est si vrai que lors des deux révolutions russes de 1917, les droits civiques et nationales accordés aux Juifs, c’était en fait la doctrine du Bund. Il en fut de même en Ukraine en 1918 et en Pologne dans l’entre-deux-guerres où le judaïsme n’était plus seulement une religion mais une donnée culturelle de premier plan.

Tous ceux qui ont étudié le bundisme, que ce soit Tobias, Patkin, Nora Levin, Michkinsky, Frankel,et plus tard , moi-même, Enzo Traverso dont nous conseillons vivement la lecture de son livre Les marxistes et la question juive démontrent les difficultés d’application rencontrées par cette doctrine. Ses limites sont évidentes dans la mesure où l’on constate le manque de maturité politique des peuples. La Yougoslavie qui a volé en éclat est la triste et sinistre évidence. Les échecs sont patents et le concept de minorité nationale a son importance sur un point de vue historique mais demeure souvent contredits par les faits.

En 2005, peut-on parler d’autonomie nationale et culturelle dans le sens évoqué et décrit un siècle auparavant ? C’est une valeur identitaire pour les Juifs de gauche certes mais dont les applications sont mineures. Yves Plasseraud, auteur d’un ouvrage collectif L’Atlas des minorités en Europe en décrit les contours et les difficultés. Même si les Arméniens rencontrent des problèmes analogues aux Juifs, même si ici et là, en Finlande, en Hongrie, au Mexique, il y a eu des tentatives d’application de l’autonomie nationale et culturelle, les problèmes présents qui se posent aux Juifs en diaspora sont d’abord liés à la religion et des vecteurs de survie identitaire sous un angle culturel.

C’est aux générations actuelles de poser les problèmes de l’autonomie et d’en voir quelles sont éventuellement les applications.

Henri MINCZELES

Otto Bauer. Austro-marxisme et « laïcité » nationale (1907)

Le principe de personnalité absolue cherche à constituer la nation non comme une corporation territoriale, mais uniquement comme une association de personnes. Les corporations nationales régies par le droit public ne seraient des corporations territoriales que dans la mesure où elles ne pourraient naturellement pas étendre leur ressort au-delà des frontières de l’Empire. Mais à l’intérieur de l’État, le pouvoir ne serait pas attribué dans une région aux Allemands, dans une autre aux Tchèques : ce sont les nations, où qu’elles vivent, qui se regrouperaient en une corporation administrant ses affaires nationales en toute indépendance.

Dans la même ville, deux nations ou plus organiseraient très souvent côte à côte leur auto administration nationale sans se gêner les unes les autres, créeraient leurs établissements nationaux d’éducation – tout comme dans une ville où catholiques, protestants et juifs règlent eux-mêmes côte à côte leurs affaires religieuses en toute indépendance.

Le principe de personnalité suppose que la population soit divisée par nationalités. Mais ce n’est pas à l’État de décider qui doit passer pour allemand ou pour tchèque ; c’est plutôt à tout citoyen majeur que devrait être accordé le droit de décider lui-même à quelle nationalité il veut appartenir.A partir d’une libre déclaration de nationalité des citoyens majeurs serait établi un répertoire national qui devrait comporter l’index le plus complet possible des citoyens majeurs de chaque nationalité.

[…] Si nous disposons du registre national, le fondement de l’autonomie nationale est créé. Nous n’avons plus alors qu’à faire de ceux qui appartiennent à une nation, dans la commune, le district ou le canton, le pays de la Couronne et finalement dans l’Empire tout entier, une corporation de droit public ayant la tâche de pourvoir aux besoins culturels de la nation, de faire construire pour elle écoles, bibliothèques, théâtres, musées, institutions d’éducation populaire ; de garantir auprès des autorités une aide juridique à ses co-nationaux, dans la mesure où ils en ont besoin parce qu’ils ne parlent pas la langue de l’administration et des tribunaux ; et à qui l’on accorde à ces fins le droit de se procurer les moyens nécessaires en imposant ses nationaux.

L’autonomie nationale serait ainsi fondée uniquement sur le principe de personnalité.

Toute nation pourrait pourvoir à son développement culturel par ses propres moyens ; aucune nation ne devrait plus, pour ce faire, lutter pour le pouvoir dans l’État. Le principe de personnalité serait le meilleur moyen de défense nationale : dans la mesure où des minorités nationales peuvent être protégées par des dispositions juridiques, elles le seraient. Inversement, le principe de personnalité exclut toute oppression nationale se fondant sur le droit.

S’il était en vigueur, les nations continueraient bien sûr à exercer leur force d’attraction sur des personnes appartenant à d’autres peuples. Les nations dont le développement culturel est plus riche continueraient à attirer bien des hommes ambitieux issus de peuples moins développés. Les majorités nationales de chaque région continueraient à absorber une partie des minorités nationales par des mariages, par d’étroits rapports économiques et conviviaux, elles attireraient dans leur communauté de culture une partie toujours plus considérable de la minorité nationale. Mais toutes ces conquêtes nationales ne se produiraient que grâce à la puissance sociale de chacune de ces nations, à la force d’attraction de leur culture et du poids naturel du plus grand organisme, et non en vertu d’un privilège légal. La compétition pacifique remplacerait la conquête violente. Mais si nous imaginons le principe de personnalité intégralement appliqué, les nations organisées sous forme d’associations de personnes totalement extérieures à toute administration étatique, comme c’est le cas pour les communautés de religion (« la nation libre dans l’État libre »), ce principe lui aussi ne résout sa tâche qu’imparfaitement. Là-dessus se fonde la méfiance, plus instinctive que réfléchie, qu’opposent aussi beaucoup de partisans théoriques de l’autodétermination nationale au principe de personnalité. On s’en doute bien : l’État garantit aux nations, par son système juridique, le pouvoir dont elles ont besoin ; mais qu’est-ce qui protège les nations contre l’État ? (…)

Nous pouvons apporter une garantie aux nations sans renoncer aux avantages du principe de personnalité si nous remettons entre leurs mains l’administration publique. (…)

[…] Cette constitution projetée par Springer met pour la première fois un terme à la lutte des nations pour le pouvoir puisqu’il donne aussi aux minorités nationales le pouvoir juridique de régler leurs affaires en toute indépendance. Aucune querelle nationale ne paralysera plus la progression des classes. Au conseil du canton mono-national, dans les délégations des cantons doubles, seules les classes d’une même nation seront confrontées les unes aux autres. Ce ne sera plus la lutte d’une nation contre une autre : la classe ouvrière pourra y faire valoir ses revendications face à sa propre nation, exiger de sa propre nation d’avoir une part croissante de la culture nationale. Dans le conseil du canton double et dans la représentation populaire de l’ensemble de l’État, les différentes nations se rencontreront bien ; mais ces corps n’auront pas de pouvoir de décisions ­des affaires nationales, ils ne pourront rien donner et rien prendre aux nations ; la population, là aussi, va se diviser en classes et non en nations Là aussi, le champ est libre pour la lutte des classes.

La double administration des cantons mixtes et les « concurrences » des minorités des zones monolingues garantissent aussi les droits des minorités devant les administrations publiques, ainsi qu’une école nationale. Cette constitution satisfait donc les besoins des ouvriers qui veulent voir leurs droits respectés et souhaitent trouver une école pour leurs enfants, où que puisse les ballotter la nécessité de chercher du travail. Le capitalisme a ravi leur patrie aux ouvriers, mais il ne peut jamais leur ôter leur langue et leurs coutumes. Mais ces mesures satisfont aussi les ouvriers qui trouvent un emploi sur le sol de leur nation ; si le droit ne refuse pas école et assistance à l’immigrant étranger, s’il ne jugule pas sa dignité et ne le condamne pas à l’ignorance crasse, les ouvriers n’ont plus à redouter que leurs camarades de classe immigrants ne soient des compresseurs de salaires ou des briseurs de grève, et les ouvriers immigrants seront capables de résister au poison de la haine nationale qui mine les organisations politiques et syndicales communes, et rend les ouvriers incapables de mener au coude à coude la lutte commune contre l’ennemi commun.

Enfin, cette constitution satisfait aussi les besoins idéologiques de la classe ouvrière, qui ne peut supporter que l’ouvrier doive vendre son âme en même temps que sa force de travail, et sacrifier son originalité culturelle au patron, une constitution qui veut que quiconque crée par son travail les conditions de toute culture, acquiert ainsi un droit sur les biens de la culture, un droit sur sa culture, sur les coutumes de sa communauté nationale. Ainsi, l’idée que se fait Springer de la constitution d’un État multinational -qui fonderait l’auto administration nationale sur une administration démocratique de l’État et garantirait aux minorités nationales leurs droits nationaux par le principe de la personnalité- est la forme la plus parfaite de l’autonomie nationale, seule capable de satisfaire pleinement les besoins culturels de la classe ouvrière. En créant les conditions juridiques et psychologiques d’une lutte de classe commune des travailleurs, ouvriers de toutes les nations, cette constitution sert la politique nationale ­évolutionniste de la classe ouvrière, elle est un instrument au service de ce grand projet : faire de la culture nationale la propriété du peuple tout entier, faire du peuple tout entier une nation.

Otto BauerDie Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie, Vienne, 1907. Trad. Fr. La question des nationalités et la social-démocratie. Paris Guérin Littérature, EDI, 1987, tome 2, p.364-367 et 370-372 (extraits).

Intervention de Noé Jordania, leader des menchéviks géorgiens (1912)

« Jusqu’ici nous n’avons parlé que du développement matériel de la vie locale. Mais ce qui contribue au développement économique d’une contrée, ce n’est pas seulement l’activité économique, mais aussi l’activité spirituelle, culturelle… Une nation forte par sa culture est également forte dans la sphère économique… Mais le développement culturel des nations n’est possible que dans leur langue nationale… Aussi toutes les questions liées à la langue maternelle sont-elles des questions culturelles-nationales. Telles sont les questions concernant l’instruction, la procédure judiciaire, l’Église, la littérature, les arts, les sciences, le théâtre, etc. Si l’œuvre du développement matériel de la contrée unit les nations, l’œuvre culturelle-nationale les désunit, en plaçant chacune d’elles sur un terrain distinct. L’activité du premier genre est liée à tel territoire déterminé… Il en va autrement des choses culturelles-nationales. Celles-ci ne sont pas liées à un territoire déterminé, mais à l’existence d’une nation déterminée. Les destinées de la langue géorgienne intéressent au même degré le Géorgien, où qu’il vive. Ce serait faire preuve d’une grande ignorance que de dire que la culture géorgienne ne concerne que les Géorgiens habitant la Géorgie. Prenons, par exemple, l’Église arménienne. A la gestion de ses affaires prennent part les Arméniens des différents lieux et États. Ici, le territoire ne joue aucun rôle. Ou, par exemple, à la création d’un musée géorgien sont intéressés tant le Géorgien de Tiflis que celui de Bakou, de Koutaïs, de Pétersbourg, etc. C’est donc que la gestion et la direction de toutes les affaires culturelles-nationales doivent être confiées aux nations intéressées elles-mêmes. Nous proclamons l’autonomie culturelle-nationale des nationalités caucasiennes.