Iran en Irak : la fausse victoire

Visite sans précédent

Sans précédent dans l’histoire moderne de la région, la visite de quarante-huit heures effectuée dimanche et lundi à Bagdad par Mahmoud Ahmadinejad, président de la République islamique d’Iran, n’aurait jamais pu avoir lieu si l’armée américaine n’avait pas envahi l’Irak en 2003 et renversé la dictature baasiste, laïque et presque génétiquement “anti-perse” du nationaliste arabe sunnite qu’était Saddam Hussein.
C’est “la grande ironie de l’Histoire” telle qu’elle est soulignée depuis des mois par tous les médias arabes et par nombre de gouvernants, sunnites et alliés de l’Amérique (Egypte, Jordanie, Arabie saoudite), qui craignent beaucoup, comme l’ont dit et répété le roi Abdallah II de Jordanie et le raïs égyptien Hosni Moubarak, la création d’un “croissant chiite” au Moyen-Orient.

Arrivée en fanfare

Peu charitables, les journaux arabes soulignaient, lundi, à l’envi combien “l‘arrivée en fanfare de Mahmoud Ahmadinejad à l’aéroport de Bagdad” tranchait avec “le secret et l’obsession sécuritaire qui ont entouré les visites de tous les leaders occidentaux, à commencer par celles du président Bush, engagés dans la guerre d’Irak“.
De Zalmaï Khalilzad, l’actuel ambassadeur américain aux Nations unies, à Henry Kissinger, l’ancien chef de la diplomatie de Nixon, en passant par le président George W. Bush, qui indique régulièrement qu’un départ précipité de ses troupes de l’ancienne Mésopotamie “offrirait l’Irak à l’Iran” sur un plateau, la plupart des experts s’accordent à penser que les invasions américaines post-11-Septembre dans la région ont “favorisé la position iranienne“, en débarrassant la République islamique d’au moins deux de ses ennemis les plus décidés : le régime taliban d’Afghanistan, renversé en novembre 2001, et celui des baasistes irakiens, dix-sept mois après.

Dimanche, même la presse saoudienne, qui n’est pas précisément pro-iranienne, ne pouvait s’empêcher d’ironiser sur la réception réservée à M. Ahmadinejad par le premier ministre irakien, Nouri Al-Maliki, au coeur même de la fameuse “zone verte“, ultrafortifiée, que les Américains ont créée en 2003 à Bagdad. Présents en très grand nombre dans cette zone sécurisée, les soldats américains n’ont “participé en rien” à la sécurité de l’Iranien, a précisé l’ambassade. Néanmoins, nous confie, de Bagdad, un participant aux festivités de dimanche, “entendre Ahmadinejad attaquer Bush, à un jet de pierre de la chancellerie américaine, avait quelque chose de surréaliste“.

Affrontements

Washington et Téhéran, qui continuent à s’affronter durement dans toutes les enceintes internationales à propos du nucléaire et des ambitions expansionnistes régionales de l’Iran, partagent pourtant, à présent, au moins un objectif commun : celui de soutenir les pouvoirs, fragiles et instables, mis en place à Kaboul et à Bagdad dans le sillage des bombardements. On affirme cependant périodiquement, à Washington, que l’intérêt de Téhéran, dans ces deux pays, est aussi, d’une part, de veiller à y conserver, voire à y entretenir, une certaine instabilité, de manière à les contraindre à solliciter l’aide iranienne, et, d’autre part, de “fixer” les troupes américaines dans les guérillas, pour entraver une éventuelle attaque contre leur régime.

Téhéran nie tout, bien entendu. “Notre intérêt est la stabilité de l’Irak“, a répété M. Ahmadinejad, à Bagdad, ironisant sur “le ridicule qu’il y a, pour ceux qui ont envoyé 160 000 soldats en Irak, à nous accuser faussement d’intervenir dans ce pays“. Il est cependant évident pour tout le monde dans la région que l’Iran n’a aucun intérêt à renforcer des pouvoirs régionaux alliés du “grand satan“.

Quelles que soient les promesses émises dans les débats de campagne aux Etats-Unis, les principaux acteurs de la région, à commencer par les dirigeants irakiens, n’imaginent pas une seconde – ni d’ailleurs ne souhaitent, pour beaucoup d’entre eux – le départ complet et définitif d’Irak des Américains. Au-delà des motivations de politique interne et de la volonté officielle d’établir une “solide amitié” avec l’Irak, il est possible qu’une des clefs du calendrier de la visite de M. Ahmadinejad à Bagdad – pourquoi maintenant et pas après la fin de l’administration Bush, début 2009 ? – soit la volonté iranienne d’entraver autant que faire se peut les négociations irako-américaines en cours, visant à “solidifier” le stationnement à long terme d’un grand nombre de soldats américains en Irak.

Bases militaires

Officiellement, “les Etats-Unis ne cherchent pas à établir de bases militaires permanentes en Irak“, affirme Robert Gates, secrétaire à la défense, aux parlementaires démocrates qui s’en inquiètent. Mais la “déclaration de principes pour l’amitié et la coopération“, conclue le 26 novembre 2007 entre M. Bush et M. Al-Maliki, chef du gouvernement irakien, comporte bel et bien une dimension sécuritaire. Une négociation est en cours sur un “statut des forces” américaines qui resteront présentes sur le sol irakien – on parle, à Bagdad, de 50 000 à 60 000 hommes – après que la “souveraineté totale” du pays aura été restituée à son gouvernement élu, par les Nations unies, vers la fin 2008.
Les travaux d’agrandissement et de modernisation en cours dans près d’une demi-douzaine de bases militaires présentement occupées par les forces américaines pourraient leur permettre d’héberger “autour de 100 000 hommes“, nous disait récemment, à Bagdad, un haut fonctionnaire irakien familier des négociations. En d’autres termes, quelles que soient les ambitions iraniennes dans ce pays, et mis à part les échanges économiques, culturels et religieux qui se multiplient entre les deux peuples, majoritairement chiites, l’Iran islamique n’aura pas le champ complètement libre en Irak avant longtemps.

Encerclement

De fait, la victoire iranienne, qui serait née des erreurs de l’administration Bush dans la région, doit être sérieusement relativisée. Pour un politologue iranien en exil comme Kaveh L. Afrisiabi, auteur de nombreux ouvrages sur la République islamique, tout le trompe-l’œil de “la prétendue avancée des intérêts iraniens dans la région” est là. “L’Iran est désormais encerclé de bases américaines“, écrit-il, et, pour ses dirigeants, “c’est devenu une préoccupation permanente“.
Selon cet expert, “malgré la chute des talibans et des baasistes irakiens, l’Iran, depuis le 11 septembre 2001, a perdu du terrain dans sa région d’influence“.

Israël, le sens d’un boycottage

Depuis des semaines, les médias italiens se sont mobilisés autour de la question du boycottage de la Foire du livre de Turin, qui célèbre Israël à l’occasion de son soixantième anniversaire. Nous avons tout entendu, des contre-vérités et des déclarations qui ont semé la confusion sur les termes du débat et les positions respectives.

Je ne suis pas l’initiateur de cet appel au boycottage et, lorsque j’ai été appelé par un journaliste de l’agence ATIC, j’ai effectivement soutenu cette action en affirmant que cette célébration était une provocation et que l’on ne pouvait pas tout accepter de l’État d’Israël (je n’ai jamais dit : qu'”on ne pouvait rien accepter d’Israël” : cette mauvaise traduction de la langue arabe est due à l’ATIC, qui a reconnu son erreur).
Le boycottage ne signifie pas nier l’existence d’Israël : je ne nie pas cette dernière, mais je m’oppose à la politique d’occupation et de répression des gouvernements israéliens successifs. J’ai combattu et je continuerai à combattre l’antisémitisme et le racisme : je participe à des cercles de réflexion judéo-musulmans, mais je n’accepte pas le chantage auquel des politiciens, des intellectuels et certains médias nous soumettent.

Confondre la critique de la politique d’Israël avec l’antisémitisme est une imposture.

Une injure à la conscience humaine et à la dignité des Palestiniens qui consiste à se mettre aveuglément du côté des plus forts en considérant que la vie des plus faibles n’a pas de valeur. La célébration des 60 ans d’un État, sauf à nous prendre pour des imbéciles, est éminemment politique.

S’y opposer ne veut pas dire nier la culture et la liberté d’expression des écrivains israéliens. Leur invitation est légitime même si l’absence d’invitation aux auteurs israéliens arabes, chrétiens ou musulmans, est bien étrange : quelle idée les organisateurs de la Foire se font-ils de la composition de la société israélienne ? On a affirmé que mon soutien s’apparentait à une fatwa ! Non content d’avoir déformé ma position, voilà que l’on veut y ajouter le scandale et la frayeur en utilisant le mot “fatwa”, qui rappelle la triste “affaire Salman Rushdie”.
Outre le fait que j’ai condamné dès le début la fatwa contre ce dernier, il faut préciser que ce soutien au boycottage n’a rien d’un avis religieux.
En panne d’arguments, mes adversaires veulent me diaboliser : “Tariq Ramadan est un antisémite qui a lancé une fatwa !” Un tel propos est indigne de gens qui disent respecter la culture et le dialogue. Je n’ai rien à ajouter sur ce point.

Le boycottage est le moyen que les défenseurs des droits des Palestiniens ont choisi, en Italie, pour faire entendre une voix de protestation dans l’hymne d’une célébration d’Israël qui cache la sombre réalité des territoires occupés.

J’ai appris récemment que les organisations de défense des Palestiniens avaient, en France, fait un choix inverse : elles ont décidé de s’installer fermement au prochain Salon du livre (du 14 au 19 mars), d’y commémorer les soixante années de l’autre réalité, celle de la Nakba (catastrophe) des Palestiniens, et d’inviter des intellectuels et des auteurs arabes, palestiniens et israéliens à en débattre. Je soutiens cette initiative sans aucune réserve : il s’agit, ici aussi, de défendre la dignité des Palestiniens et de ne pas permettre que la célébration des 60 ans d’Israël puisse faire l’impasse sur le sort d’un peuple réprimé et sacrifié.

Boycottage à Turin, présence critique à Paris, il n’y a rien là de contradictoire. Ce qui compte aujourd’hui, au-delà des stratégies employées, c’est de rompre le silence, de faire entendre des voix qui refusent les manipulations politiques et exigent que la politique des gouvernements israéliens successifs soit jugée comme toutes les autres quand elle est indigne et qu’elle ne respecte pas les résolutions de l’ONU et le droit international.

Il s’agit de rappeler les soixante années de colonisation, de déplacement de populations, d’exil et de morts palestiniens qui sont le miroir négatif de la célébration d’Israël. Contrairement à ce qu’affirme Marek Halter (Le Monde du 15 février), je n’ai jamais appelé à la destruction d’Israël et je ne suis l’idéologue d’aucun Etat ni d’aucune organisation dont ce serait le programme. Ces propos sont consternants et malhonnêtes.
Je continue de penser que le choix d’Israël comme invité d’honneur, au moment où le peuple palestinien se meurt à Gaza, est une maladresse et une faute. Ce geste est exactement à l’image du positionnement politique de l’Europe : on célèbre Israël, on maintient constamment la confusion entre critique politique et antisémitisme et, surtout, on entretient une “conspiration du silence” vis-à-vis de la politique d’apartheid d’Israël. Ce choix “culturel” fait écho au silence “politique” en contribuant à déplacer le problème comme les partisans aveugles de la politique de l’Etat d’Israël savent si bien le faire.

Au moyen du boycottage, ou en organisant une autre célébration, un “autre Salon” au coeur du Salon du livre, l’objectif est le même : dénoncer l’injustice ! Qui donc pourrait aujourd’hui nous reprocher d’utiliser tous les moyens pacifiques que nous avons à notre disposition ? Les excès des réactions verbales auxquelles nous avons eu affaire prouvent que la violence n’est pas du côté que l’on croit.

Notre silence, dans les pays majoritairement musulmans comme en Occident, est l’une des causes de la violence au Moyen-Orient ! Nous sommes nombreux, et parmi nous des Israéliens et des juifs, à avoir décidé de ne pas nous taire à l’heure où l’on célèbre l’anniversaire d’un Etat qui pratique les assassinats politiques ciblés et affame tout un peuple. Je participerais sans aucune hésitation à des panels de discussions et de débats avec des auteurs israéliens sur des questions littéraires et philosophiques ou encore, par exemple, sur le sens et le droit de critiquer Israël.

Je serais le premier à répondre à une telle invitation et à encourager les auteurs arabes, palestiniens, chrétiens et musulmans à y répondre positivement. Néanmoins, de toute la force de ma conscience et de mon intelligence je m’opposerai aux manipulations politiciennes quand certains célèbrent de façon festive et que d’autres se meurent en silence et sans dignité.

Tariq Ramadan, islamologue, professeur à l’université d’Oxford, Saint Antony’s College

Le travail de mémoire ne se décrète pas

Le CLEJ, mouvement juif laïque de jeunesse, qui transmet, notamment, aux enfants, l’histoire de la Shoah depuis des décennies, s’insurge contre la proposition présidentielle.

Le CLEJ , Club laïque de l’enfance Juive, est un Mouvement de jeunesse issu du BUND (Union Générale des travailleurs juifs de Russie, de Pologne et de Lituanie), mouvement ouvrier juif créé en 1897 qui disparaîtra dans la tourmente nazie. Beaucoup de militants ont été exterminés, d’autres ont survécu. Nous sommes les héritiers de ces gens-là.

Nous organisons depuis de nombreuses années des colonies de vacances où la transmission de l’histoire et de la culture juive tiennent une grande place. Dans cette histoire, la Shoah occupe forcément une place particulière.

Nous nous élevons fermement contre la proposition de faire parrainer par les enfants de CM2 les 11000 enfants juifs déportés de France et exterminés lors de l’Occupation nazie avec la complicité active du Gouvernement de Vichy.

Le clientélisme de cette proposition annoncée lors du dîner annuel du CRIF nous est particulièrement odieux. La mémoire de cette tragédie est suffisamment traumatique pour qu’elle ne se transforme pas en un poids « officiel » sur la conscience de tous les enfants d’aujourd’hui âgés de 10 ans.
Comment parrainer un enfant mort, « parti en fumée », de mon âge, sans s’écrouler sous le poids de la culpabilité, « il est mort, je suis vivant », ou la rejeter violemment « je n’y suis pour rien » ?

Cette proposition révèle au mieux une incompréhension totale de la substance d’un véritable travail de mémoire, au pire une manipulation sur le mode compassionnel.

Evidemment, le devoir de mémoire et d’identification doit se faire, mais c’est aux adultes d’agir. Ainsi, la pose de plaques commémoratives dans les écoles, les collèges et les lycées à Paris est exemplaire. Cela permet aux enseignants de construire un vrai travail pédagogique.

De même, la Fondation pour la Mémoire de la Shoah mène une action formidable de recherche historique, de mémoire et de pédagogie, permettant à de nombreux enseignants d’ évoquer avec leurs élèves cette atroce réalité, qui est et restera difficile à aborder et à comprendre.

Dans une société menacée par les communautarismes, l’initiative du Président se révèle contre-productive et dérape vers des rivalités mémorielles malsaines : « Pourquoi vos morts ont-ils plus de poids que les nôtres ? ». Nous pensons qu’au delà de cela, comme d’autres tragédies vécues par d’autres peuples à d’autres périodes, la Shoah est une catastrophe qui ne concerne pas uniquement le peuple juif, mais toute l’espèce humaine.

Faire comprendre et partager cette idée là ne se décrète pas.

Le comité du CLEJ

Le Bal de Kafka

Le Théâtre de l’Opprimé
78, Rue du Charolais
75012 PARIS
Métro Montgallet

présente une soirée spéciale du Centre MEDEM

Le Bal de Kafka

Pièce de Timothy DALY

mise en scène par Isabelle STARKIER

avec Anne LE GUERNEC, Erika VANDELET, Frédéric ANDRAU
et Anne MAUBERRET

Il s’agit d’une comédie drôle et émouvante. Drôle, Kafka ? Certainement, avec son personnage d’éternel adolescent écartelé entre sa famille réelle (la famille juive : un père autoritaire, une mère dépassée, une sœur rebelle et une fiancée coincée) et sa famille rêvée (les acteurs du théâtre yiddish).

Dans la lignée du théâtre yiddish, Timothy DALY, auteur et acteur australien, crée un univers grotesque qui met en scène dans un ballet alterné : le rêve et la réalité, les fantasmes et les mesquineries du quotidien, l’assimilation et la revendication identitaire.

Débat après le spectacle avec la metteur en scène

Isabelle STARKIER

Réservations à effectuer au 01 43 40 44 44

Communiqué

Hâtive et oppressante, la proposition de « confier à chaque élève de CM2 la mémoire d’un enfant français victime de la Shoah », inquiète et désole.
Cette décision du Président de la République, prise sans concertation, émise dans le brouhaha d’une réunion fortement médiatisée, n’est sans doute pas une manœuvre pour détourner l’attention sur une chute brutale de popularité dans la plupart des couches de la population. Mais, quelle que soit la justesse de l’intention, cette nouvelle intrusion improvisée du politique dans l’éducation, par delà les actions menées, les programmes, les inspecteurs, le ministre de l’Éducation Nationale, si elle était appliquée, viendrait placer l’Histoire dans le champ du compassionnel au lieu d’en faire un instrument de compréhension et de réflexion. Elle chargerait le poids du passé sur les frêles épaules d’un jeune enfant. Elle pourrait devenir un sujet de polémique mémorielle et finalement atteindre exactement le contraire du but fixé.

Une “gentillesse” trop brutale

Deux grands dangers menacent la mémoire de la Shoah : le premier, c’est de ne pas en parler ; le deuxième, c’est de mal en parler. Quand Primo Levi en 1946, la rage au ventre a voulu témoigner, son livre Si c’est un homme n’a pas dépassé 700 exemplaires tant il était insupportable. A la même époque, une grande fille de 14 ans racontait l’histoire supportable d’une gentille famille qui s’aimait et se disputait en huis clos, comme tout le monde. On s’identifiait à cette gamine intelligente et sympathique qui, à la fin du livre, mourait joliment, emmenée par un assassin invisible, la Gestapo. Le spectateur, ému, pleurait avec plaisir, et cette représentation, à la fois vraie et romancée, a joué un grand rôle dans la très nette diminution de l’antisémitisme en France.

Le poids des morts

Le 13 février, lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), notre sympathique président, dans son désir de bien faire a décidé de “confier à chaque élève de CM2 (10 ans) la mémoire d’un enfant français victime de la Shoah“.
Ma première réaction fut une crispation désagréable, comme si j’avais pensé : “C’est une gentillesse criminelle !” J’ai alors cherché autour de moi des cas où des adultes bien intentionnés avaient fait porter à un enfant le poids d’un autre enfant disparu. Dans mon expérience de praticien, quand un bébé est mis au monde afin de remplacer un aîné qui vient de mourir, on appelle ça un “enfant de remplacement”. Ces cas ne sont pas rares, et ces enfants souffrent d’un difficile développement affectif. Ils disent : “Pendant toute mon enfance, j’ai dû aller sur ma propre tombe puisque je portais les vêtements et le nom du mort dont je voyais la photo sur le marbre de ma tombe. Je n’étais pas aimé pour moi-même puisque l’autre était idéalisé donc mieux que moi. Dans ma famille, on n’aime que les morts. Si je veux être aimé, je dois me suicider.” Le poids d’une telle mémoire est un lourd fardeau pour un enfant de 10 ans.

Concurrence victimaire

Beaucoup de petits ne réagiront pas de cette manière. Si leurs parents soupirent d’un air excédé “encore la Shoah“, comme beaucoup de gens l’ont fait dès la fin de la guerre, les écoliers réciteront la mort du disparu comme une corvée ennuyeuse, une punition peut-être ? La banalisation de la Shoah leur mettra en mémoire que l’assassinat de sept adultes sur dix et de neuf enfants sur dix n’est qu’un détail de l’histoire. Beau cadeau pour les négationnistes. Dans certains groupes religieux qui composent notre société, on réagira avec colère : “Il n’y en a que pour les juifs, nous aussi on a souffert“, diront certains immigrés. Ils nous expliqueront que dans leurs pays d’origine on a tué beaucoup moins de juifs. “La persécution des juifs d’Europe ne fait pas partie de notre histoire“, diront-ils, exaspérés. D’autres déclareront, et ce sera justice, que les Arméniens aussi ont le droit de se plaindre et les Cambodgiens et les Rwandais et pas seulement le lobby juif. (Tiens, il y aurait donc un droit de se plaindre ?) J’en prévois même qui seront heureux d’ajouter que la mémoire des petits Palestiniens tués devra, elle aussi, être citée dans les écoles.

Le statut de victime

Enfin, les survivants de la Shoah, qui aujourd’hui atteignent un âge certain, entendront en une seule sentence disqualifier les efforts de toute leur existence. Ils se sont tus pendant quarante ans parce que la Shoah était difficile à dire et impossible à entendre. Ils croyaient même que leur silence protégerait ceux qu’ils aimaient. C’est difficile de se poser en victime, vous savez, c’est indécent même, tant ça gêne les autres. Tout le monde est complice du déni qui fait taire les survivants. Pour sortir de leur agonie psychique, ils n’avaient qu’une seule idée en tête : redevenir comme les autres, réintégrer la condition humaine, reprendre leur dignité. Et voilà qu’en une seule phrase on les remet à leur place de victime ! On les repousse dans le destin qu’ils avaient réussi à combattre. On leur impose la carrière de victime qu’ils avaient évitée et que désormais on pourra à nouveau leur reprocher.

Et puis surtout, surtout, monsieur le président, avec votre projet vous demandez aux enseignants d’entraîner les enfants d’aujourd’hui dans le malheur des enfants juifs du passé. Bien sûr, il faut parler de la Shoah, mais pas n’importe comment. Il faut donner la parole à Anne Frank, à Primo Levi, aux historiens, aux philosophes, aux témoins, à ceux que le malheur a embarqués dans la rage de comprendre. Notre dignité, c’est de faire quelque chose de la blessure passée, ne pas nous y soumettre et surtout ne pas entraîner d’autres enfants dans la souffrance.


Boris Cyrulnik est neuropsychiatre.

La petite Jerusalem

Le Centre Medem Arbeter- Ringet AJHL (Association pour un judaïsme humaniste et laïque)
vous convient à la projection de

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“La petite Jérusalem”

film de Karin Albou, ( 2005 )

avec
Elsa Zylberstein,
Fanny Valette,
Bruno Todeschini.

Une famille juive pratiquante exilée dans un quartier de Sarcelles habité par une population juive et musulmane importante, originaire du Maghreb…Deux sœurs dont l’une choisit l’orthodoxie, l’autre des études de philosophie qui lui offrent une autre vision du monde…
Ce premier film de Karin Albou est une œuvre intime et tendre qui met en scène une famille dont les membres sont à la recherche, après l’exil, d’une reconstruction identitaire.
Cette quête entre culture laïque et religion fait naturellement écho aux préoccupations à la fois du Centre Medem et de l’AJHL.

Débat avec la réalisatrice Karin Albou, Anny Dayan-Rosenman (Maître de conférence à Paris VII)

et Jacques Dugowson
P.a.f.

Tous les Arabes sont des… ?

Elles opèrent en tandem dans les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis. Depuis deux ans, Souad Belhaddad, journaliste et écrivain, et Isabelle Wekstein-Steg, avocate, aident les professeurs à gérer les conflits religieux et communautaires.
Ce 18 janvier, les deux femmes font face à une quinzaine d’élèves du lycée professionnel Moulin-Fondu à Noisy-le-Sec. Des filles âgées de 14 ans à 17 ans, la plupart “issues de la diversité”, c’est-à-dire originaires d’Afrique noire ou d’Afrique du Nord, qui suivent un cursus de secrétariat.

Qui est qui ?

Vous savez pourquoi nous sommes là ?“, demande Souad. Beaucoup répondent par la négative. “C’est pour travailler sur les discriminations“, risque une élève. “C’est quoi la discrimination ?“, interroge Souad. “Quand on juge“, propose une autre élève. Souad ne complète pas ni ne corrige. “Nous sommes deux devant vous, l’une est musulmane, l’autre juive ; l’une est avocate, l’autre journaliste. Qui est qui ?” La devinette aiguise la curiosité. Brouhaha. Une protestation isolée perce : “Mais on ne peut pas juger sur l’apparence physique.” Objection vite couverte par le partage de la classe en deux camps. Pour une courte majorité, la juive c’est Souad. Son joli nez busqué, c’est un “nez crochu“. Tout est dit sur le ton de l’évidence.
Souad corrige. “L’Arabe c’est moi, la juive c’est Isabelle.” Celles qui avaient deviné juste sont satisfaites. L’élève qui a parlé la première de nez crochu s’excuse. “Désolée, m’dame.” Isabelle intervient. “Tu t’excuses d’avoir dit que Souad avait le nez crochu ou que les juives avaient toutes le nez crochu ?” Il n’y a pas de réponse.
Souad et Isabelle ramènent le calme. Leur autorité est manifeste.

Tous les arabes sont des…

Elles lancent un autre jeu. “Tous les Arabes sont des… ?” Les stéréotypes fusent : “Des voleurs“, “des menteurs“, “des chômeurs“.
Dans les trois classes traitées par Souad et Isabelle ce matin à Noisy-le-Sec, les poncifs jaillissent à l’identique. Les Noirs apparaissent massivement comme des “violeurs“, et les juifs comme des “racistes“, “des qui ont des sous“, “des avares“. Dans presque chaque classe, aussi, une voix singulière tente de faire accepter une nuance. “Arabes, Noirs, Français… on est pareils“, dit une élève. Tentative louable, mais maladroite. Souad et Isabelle ne laissent rien passer : “Les Arabes qui sont là, ils sont pas français ? Et vous les Noirs, vous n’êtes pas nés en France ?
Souad est debout, elle avance dans l’allée, s’approche des élèves, leur parle dans les yeux. “Tous les Arabes sont des voleurs, et moi, je suis une voleuse ?” La tension est palpable. “Ah, non m’dame, j’ai pas dit ça !” Impitoyable, Souad exploite l’ouverture. “Alors je suis une exception ?

Fantasmes

Les critères physiques du juif sont si loufoques selon les uns ou les autres que Souad ne peut s’empêcher de dénombrer toutes les juives de la classe. “J’en vois beaucoup qui ont des cheveux de juive ici“, dit-elle en soulevant la mèche d’une élève.
Dans toutes les classes, Souad et Isabelle demandent combien la France compte de juifs et combien elle compte de musulmans. A une exception près, les élèves développent le fantasme de l’omnipotence juive : “trois millions de juifs“, “cinq millions” ; “dix millions” ; “vingt millions.”
Même fantasme sur l’omniprésence musulmane. Pour certains, la France compte “40 millions” de musulmans. Quand Souad et Isabelle rétablissent la vérité des chiffres – 63 millions d’habitants en France, 600 000 juifs, cinq millions de musulmans environ -, on sent comme un flottement.

La loi

Trois heures durant, Isabelle et Souad vont mener un combat. Par des jeux, elles vont permettre à la violence du préjugé de se déployer. Mais pour mieux la stigmatiser. Le but est de faire comprendre que la parole n’est pas libre, que le verbe peut s’avérer meurtrier s’il n’est pas cadré par la loi. “La loi est la même pour tous, explique Isabelle. Elle protège la victime et punit l’auteur.” Un Noir, un Arabe ou un juif peut souffrir du racisme, mais il peut lui-même être l’auteur d’actes ou d’insultes racistes.
Dans chaque classe, Isabelle, l’avocate, sort le code pénal de son sac et lit l’article qui réprime toutes les formes de discrimination. Le texte est long, précis. Les élèves écoutent sans broncher. “Moi, on m’a traitée de sale Blanche“, dit une élève qui comprend soudain qu’on a commis à son encontre un délit.
A Noisy-le-Sec comme partout ailleurs, les élèves se “traitent“. “Sale beur“, “bamboula“, “fais pas ton feuj“… “Non seulement ces blagues peuvent blesser, mais elles représentent un délit“, insiste Souad, qui cite le cas du Rwanda. «Une amie rwandaise m’a raconté. Dans son enfance, tous les jours, les Hutu “traitaient” les Tutsi sur le mode de la blague. En chantant, en rigolant, ils disaient : “Un jour, on vous tuera tous.” Et puis progressivement, c’est arrivé : ils les ont sortis de l’école, ils ont tué leurs vaches et puis, stade final de l’exclusion, ils les ont exterminés.»
Le Rwanda a plombé le climat. Souad tempère. “Toutes les blagues ne mènent pas au génocide, mais à l’origine d’un génocide, on trouve toujours des plaisanteries racistes.

Le problème à qui ?

Et le racisme a pour fonction d’isoler la victime. Pour le prouver, Souad demande à Géraldine, une jolie Black, de jouer le videur à l’entrée d’une boîte de nuit. Avec aisance, Géraldine accepte les plus blancs, les plus blonds et retoque les basanés. Quand une jeune Maghrébine demande des comptes, Géraldine ne dit pas : “Mon patron ne veut pas d’Arabes ou de Noirs“, elle dit : “C’est plein ce soir, reviens demain.” Les autres élèves ne la condamnent pas. “Elle fait ce que son patron lui demande.” Mais pour Isabelle et Souad ce qui importe, c’est la solidarité. “Pourquoi tu es rentrée en laissant ta copine dehors ?

 Je pensais qu’elle allait se défendre !

 C’est son problème à elle seulement ?
“, demande Souad.

Quand elles quittent l’école, Isabelle et Souad sont épuisées.

Dans la dernière classe, les garçons étaient avachis sur leur chaise à leur entrée. Une heure après, l’échine redressée, ils réclamaient une prochaine fois.

Obscénité franco-tchadienne

Idriss Déby a pris le pouvoir par les armes en décembre 1990. Il venait de Libye et du Darfour et avait bénéficié de l’aide militaire française pour chasser Hissène Habré, devenu embarrassant. Il a persisté dans son être présidentiel jusqu’à aujourd’hui à grand renfort de combats, de répression, de fraudes électorales, de manipulations constitutionnelles.

Pillant sans ambages les ressources de l’économie nationale, bafouant les accords signés avec la Banque mondiale quant à l’utilisation de la rente pétrolière, impliqué dans la contrebande avec l’Arabie saoudite, spéculant contre sa propre monnaie à l’approche de la dévaluation du franc CFA, en janvier 1994, grâce aux informations dont il bénéficiait en sa qualité de chef d’Etat, éclaboussé par un trafic de faux dinars de Bahreïn, il a néanmoins joui du “soutien sans faille” de la part de la France. Les rebelles qui veulent maintenant le renverser sont eux-mêmes issus de son entourage et ont donc longtemps bénéficié des sollicitudes de Paris avant de trahir un maître désormais moins partageux.

Nicolas Sarkozy a doublé la mise. Au risque de finir de s’aliéner ses partenaires européens qui déjà redoutaient le dévoiement de la force européenne (Eufor), il a engagé dans les combats des officiers d’état-major, le 1er février, et des éléments du commandement des opérations spéciales (COS), le 2. Il a ensuite livré des armes le 4 février via la Libye, dont le dirigeant avait été reçu en décembre 2007 à Paris avec les égards que l’on sait. Le 6 février, le ministre de la défense, Hervé Morin, s’est rendu à N’Djamena pour réitérer le “soutien sans faille” de la France au président Déby, et, pour que chacun comprenne le message, il s’est fait photographier l’oeil dans le viseur d’une arme automatique.

A quelques mois de la présidence française de l’UE, le coût diplomatique de ce choix sera élevé. Politiquement, et sans doute militairement, il sera payé en pure perte puisque le régime tchadien est exsangue et n’est plus qu’un miraculé du COS. Tôt ou tard, il sera remplacé par l’un de ses clones, avec ou sans l’aide du Soudan. Les livraisons d’armes nourriront la reprise de la guerre dans l’est du Tchad et au Darfour, voire en Centrafrique. Jusque-là, cette politique absurde reste dans la continuité des années 1990-2000. L’habillage onusien ex-poste de l’intervention française ne constitue pas non plus une rupture, quoi qu’en dise l’Elysée. Jacques Chirac et Dominique de Villepin étaient déjà parvenus à vêtir de la sorte l’opération “Licorne” en Côte d’Ivoire, quelques semaines après son déclenchement.

Non, la vraie rupture est ailleurs : dans la pornographie de la mise en scène, inédite dans une “Françafrique” qui pourtant n’a jamais été bégueule en la matière. Pour tenir sa promesse vantarde d’arracher aux griffes de la justice nègre L’Arche de Zoé, Nicolas Sarkozy a, dans les faits, troqué la grâce de six criminels humanitaires français contre l’arrestation musclée des quatre principaux leaders de l’opposition légale tchadienne, signataires de l'”accord politique global visant à renforcer le processus démocratique”, paraphé le 14 août sous les auspices de l’Union européenne.

Certes, Hervé Morin a dit vouloir se préoccuper de ceux-ci dès que la situation le permettrait. Mais deux, quatre, huit jours à 220 volts, sous le fouet ou en balançoire, c’est long, monsieur le ministre. Si tant est que ces hommes soient toujours vivants. Et sans parler de leurs militants, raflés dans les quartiers de N’Djamena, emprisonnés, torturés, voire exécutés, dans les heures et les jours qui ont suivi le miracle du COS. Paris n’a pas su, ou pas voulu, monnayer son intervention contre le respect du pluralisme et des droits de l’homme. Le ton martial du président Déby indique que la chasse aux démocrates (et non seulement aux rebelles) est ouverte. Son cynisme laisse présager le pire : “Je ne m’occupe pas du tout de ces détails que nous verrons plus tard”, a-t-il déclaré à propos des quatre disparus.

Tout comme Juvénal Habyarimana après l’offensive du Front patriotique rwandais en octobre 1990, il a utilisé et continuera d’instrumentaliser l’attaque militaire dont il a été l’objet pour se retourner contre l’opposition légale avec la caution de la France et pour mettre hors d’état de nuire les mouvements qui auraient pu contribuer à une sortie politique du conflit armé. Sur le terrain, les troupes françaises collaboreront avec des homologues tchadiens coupables d’assassinats politiques, comme au Rwanda quinze ans auparavant, même si les deux situations ne sont en rien comparables. A l’Europe, il est signifié ce que valent ses auspices, et celle-ci, au demeurant, se couche.

Le plus sordide reste à venir sur nos écrans de télévision. La grande joie de la nation saluant la libération de ses humanitaires égarés, mais trop injustement punis par la justice nègre, occultera définitivement le sauvetage militaire d’un pouvoir prédateur et meurtrier au prix de l’annihilation de son opposition légale. Le discours de Nicolas Sarkozy sur l’Afrique, depuis son élection, nous a préparés à cette arithmétique : six coupables blancs valent quatre innocents noirs, et le sort de centaines de victimes anonymes envoyées ad patres par des munitions françaises est un non-événement puisque les médias l’ont tu et que ces morts n’appartiennent pas à l’histoire. Obscène.

Néanmoins, cette obscénité n’est pas qu’une faute de goût de la part d’un président qui décidément n’en a guère. Annoncée par le discours de Dakar et par le mépris affiché à l’endroit de la justice tchadienne, elle entachera définitivement son action au sud du Sahara pour le restant de sa carrière politique. Elle souille la compétence et le dévouement des serviteurs de l’Etat qui vaille que vaille oeuvrent aux relations franco-africaines dans un contexte difficile. Elle compromet le travail et la sécurité des entreprises et des ONG de notre pays, qui sont actives sur le continent. Elle plonge dans la honte et la colère les Français et les Africains qui se font une autre idée de la République et hésitent désormais à se regarder dans les yeux.


Jean-François Bayart est directeur de recherche au CNRS.

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