Discours de Françoise MILEWSKI

Intervention de Françoise MILEWSKI

 

 

Lors de la remise du

PRIX MÉMOIRE DE LA SHOAH

DE LA FONDATION JACOB BUCHMAN

< style='font-size:14.0pt; font-family:Garamond'>FONDATION DU JUDAÏSME FRANÇAIS

8 novembre 2005

 

 

 

 

 

 

 

 

Je voudrais tout d’abord remercier :

– Charles Baron, qui m’a fait part, lorsque je l’ai
rencontré, du mélange de plaisir, d’émotion, de
regret et d’envie qu’il a ressenti à la lecture de mon
ouvrage : plaisir et émotion à sa découverte, regret
et envie de ne pas l’avoir fait lui-même. Je ne pouvais
espérer plus bel hommage.

La Fondation Jacob Buchman,
David de Rothschild – président de la Fondation du
Judaïsme Français -, Théo Klein – 
président du Jury du prix Mémoire de la Shoah -, et
toute l’équipe de la FJF, en particulier Annie Rapoport,
de m’avoir honorée
par ce prix.

– Mes enfants, Nicolas et Iona, pour qui j’ai entrepris ce
travail à l’origine, qui en ont tout de suite perçu
l’enjeu et qui m’ont soutenu durant toute sa réalisation, y
compris par les multiples questions qu’ils m’ont posées et
les commentaires critiques qu’ils m’ont faits, ce qui m’a
conduite à préciser et repréciser à l’envi,
donc sans qui cet ouvrage n’aurait pas existé.

 

Je ne m’attendais pas à cette récompense, pour un
travail que j’avais conçu à vocation essentiellement
familiale, destiné à la troisième génération.
J’ai dit oralement à certains membres du jury ma surprise,
même si elle a peut être été prise comme une formule,
une boutade, une coquetterie… Elle ne l’était pas. Le jury
m’a dit avoir apprécié, entre autre, la patience et
l’obstination de la recherche. Souligner la quantité de
travail qu’il y a dans ce texte m’honore. Il me semble cependant
que ce qui doit demeurer, surtout, c’est pourquoi je l’ai fait.
L’obstination n’est qu’à la mesure de l’objectif,
de la conviction que j’avais de la nécessité de préserver
un passé. La quantité de travail qu’il y a dans un ouvrage
est toujours seconde au regard du résultat, qui, seul, compte.

 

 

Avec le recul (il y a un an que ce texte a été
édité, et encore plus qu’il a été
achevé de rédiger), j’ai pu réfléchir davantage
à son contenu, et, à la suite de la distinction qui m’est
faite, m’interroger sur sa portée au-delà du cadre
familial. Je reviendrai d’abord sur mes buts initiaux et sur
l’évolution de ma propre démarche. Les réflexions
que je peux formuler aujourd’hui les complètent.

 

J’ai réalisé cet ouvrage dans un double objectif,
explicite dès le départ :

– transmettre à la troisième génération,
celle de mes enfants, l’histoire de notre famille en Pologne puis

  pour une petite partie d’entre elle – en France,
pour en préserver la mémoire.

– décrire des itinéraires individuels, pour leur donner
vie. En particulier, j’ai tenté de retracer
l’individualité des disparus de la Shoah, par des anecdotes, leurs
photos, leurs écritures, afin qu’ils ne restent pas sans traces
pour leurs descendants, afin de leur redonner une identité.

 

La génération qui a vécu cette Histoire
l’a retransmise de façon singulière. La mienne, celle des
enfants de ces immigrés nés après-guerre, a à
transmettre une mémoire d’événements qu’elle
n’a pas vécus. Les formes de cette transmission sont à
construire. Ce travail en est une tentative. J’y reviendrai.

 

Le point de départ de ma démarche avait
été mon incapacité, lorsque mes enfants étaient
petits, à constituer l’arbre généalogique de leur
famille tel qui leur était demandé à l’école.
Qui étaient les membres de leur famille ? Que leur était-il
advenu ? Quels furent leurs itinéraires ? L’idée
m’est devenue intolérable de ne savoir dire ni qui ils
étaient, ni où et quand exactement ils ont été
exterminés. C’est ce dernier point d’abord que je suis
partie chercher, à Yad Vashem, en vain, puis à Varsovie. En vain
encore. Les listes des ghettos et des camps ont été en partie détruites,
ou bien n’ont été que partielles, ou même parfois
n’ont pas existé, comme à Treblinka.

 

Ma démarche s’est
transformée : mes recherches ont consisté à savoir ce
qu’il est advenu des Communautés où habitait ma famille.
J’ai cherché à reconstituer l’histoire de la
déportation de ces ghettos. Au moins, puisque je ne pouvais pas tracer
les destins individuels, pouvais-je apprendre comment s’était
déroulée la liquidation de ces Communautés, rendre compte
des destins collectifs.

 

Très vite aussi, mon
objectif a été de pouvoir nommer les membres des familles
Milewski et Ryfman. Je connaissais tous les prénoms des frères et
sÅ“urs de mes parents Mendel et Mirla. Mais certains étaient
mariés, avaient eu des enfants avant la guerre, et je ne savais pas tous
les nommer. Il fallait leur donner une existence par leurs noms. C’est un
objectif au moins aussi difficile que le précédent, car il faut
faire le tour des états civils – mais
lesquels ? -, et il ne reste plus grand-chose non plus sur ce
plan. Il me fallait aussi rassembler leurs photos pour qu’ils soient
présents par leurs images. Comme une manière de retrouver ce rite
qui consiste à mettre une photo sur les tombes et à nommer les
gens. Des photos et des noms, mais sans tombe. Une forme d’hommage. Il ne
manque désormais dans l’album que j’ai pu reconstituer que
la photo de mon grand-père maternel.

 

J’ai tenté
également de témoigner de la vie avant-guerre en cherchant des
images des shtetleh qu’ils
avaient habités. J’ai acheté des livres partout, à
Varsovie ou à Paris, pour y trouver des photos de Miedzeszyn, Falenica,
Yablonna et Zelechow, des places de marché, des écoles, des
synagogues, des conseils municipaux et des conseils de la communauté
juive…

 

 

Les histoires des Milewski et des Ryfman sont faites
d’itinéraires extraordinaires. La plupart ont péri, en
Pologne même, sur des chemins limités entre les shtetleh des alentours de Varsovie et
Treblinka. Sans sépulture et sans trace puisque tel était
l’objectif de la Solution finale. Quelques uns ont survécu en
passant par la Pologne, l’URSS, l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche,
l’Italie, la Suisse, Israël, la France. Histoires
d’émigrés, de réfugiés,
d’internés, d’apatrides ou de naturalisés, ayant
tenté de s’intégrer. Histoires faites de hasards, de
présence d’esprit, de chance, d’héroïsme,
d’aides ou de délations, de souffrances et de joies, elles sont
identiques à celles de tous les Juifs rescapés : seuls
changent les dates, les lieux, les hasards qui ont permis de survivre.

 

 

Cette Histoire, avec un grand H cette fois, est propre à une
génération, celle qui l’a vécue. Elle l’a
transmise à sa façon, comme elle a pu. Il est difficile de
théoriser les caractéristiques et de généraliser
les questions que pose cette transmission par la génération
qui a été partie prenante des événements
.

 

Dans chaque famille, la transmission de la mémoire s’est
faite, bien naturellement, de façon singulière. Au sein
même des familles, chacun des parents a transmis comme il a pu :
certains ont raconté, d’autres pas. Par exemple, mon père
était très bavard, ma mère à l’inverse
était muette, ne voulait pas commenter les photos de famille et avait
même fini par totalement oublier la langue polonaise. Mais pour les yourtsaït, elle faisait
brûler une bougie, faite d’huile et d’eau, tout en haut du
placard de la cuisine ; quand, petite, je lui demandais de quoi il
s’agissait, elle me répondait que ce n’était pas pour
les enfants.

 

En second lieu, les transmissions du shtetl d’avant-guerre et de la Shoah diffèrent
totalement. Les récits du shtetl
ont été nombreux. Ils étaient cependant
complètement subjectifs et difficiles à percevoir pour nous, les
enfants parisiens dans les années cinquante. Et il était
impossible de trouver ces shtetleh
sur les cartes de Pologne de nos atlas scolaires. Monde très
présent à l’oral, mais complètement
mystérieux pour l’enfance ; des histoires d’un autre
monde, d’un tout autre temps. Si les récits du shtetl étaient nombreux, ceux de
la guerre ont été à la fois très présents et
absents. Les événements vécus pendant la guerre fondent en
effet des différences majeures dans la transmission, entre ceux qui ont
été déportés et ceux qui ne l’ont pas
été. Mes parents, qui ont survécu au fil de cachettes,
d’aléas d’arrestations ou de bouclages de quartier,
d’itinéraires invraisemblables, ont raconté et
re-raconté leurs histoires. Nous avons été
enveloppés de récits, parfois de silences, mais ces silences ont
fait partie des récits.

 

Des différences, enfin, apparaissent dans ce que peuvent
porter les générations. Les enfants de la deuxième
génération étaient plus ou moins réceptifs aux
récits. J’ai été frappée, en interrogeant mes
proches pour préparer cette recherche, par le fait que certains avaient
des bribes d’histoires à raconter alors que d’autres
n’avaient aucun souvenir de ce qui leur avait été transmis.
Le plus souvent, la deuxième génération a d’abord
cherché à s’intégrer. Elle pouvait porter
l’Histoire de la Shoah, le combat contre l’antisémitisme et
la vigilance au racisme, la nécessité de reconnaître la
responsabilité de l’Etat français, et elle l’a fait
avec ampleur et conviction. Mais cette deuxième génération
a buté sur la difficulté à transmettre la Pologne
juive : si elle n’a pas davantage vécu la Shoah que le shtetl, elle a d’emblée pu
inscrire les récits individuels de la Shoah dans l’Histoire. Le shtetl, lui, n’avait pas de place
dans l’Histoire à l’époque. La troisième
génération est à la fois plus réceptive, parce que
certains grands-parents ont été plus bavards et parce
qu’elle est elle-même moins traumatisée, mais c’est
aussi la plus susceptible de l’oubli, ou plutôt de la disparition
de la mémoire.

 

 

De là est né, pour moi, le sentiment d’une responsabilité
particulière de la deuxième génération
. En
particulier à l’âge où nos parents survivants
disparaissent et que nos propres enfants deviennent adultes. En cela, ma
démarche est caractéristique d’une époque, le
début des années 2000. Génération charnière,
donc.

Génération charnière, qui a vécu le récit de la Shoah, qui pouvait le
comprendre, l’a intégré et porté. Mais la
transcription du récit n’est pas témoignage.

Génération charnière, qui a vécu le récit du shtetl, mais ne pouvait pas le
comprendre. J’ai dit plus haut le mystère que celui-ci constituait
dans l’enfance. Aujourd’hui, ma génération peut
formellement y accéder, intellectuellement. La synthèse de la vie
juive en Pologne se trouve dans la littérature et dans les Livres du
souvenir, les yizker biher. Mais
ceux-ci ne m’ont été que partiellement accessibles, faute
de savoir lire le yiddish. La seconde génération connaît en
général la langue parlée, mais pas son écriture. Et
encore, le yiddish fut souvent pour nous une langue d’écoute,
même pas de parole. Un manque qui résulte de la volonté des
parents d’une intégration à tout prix, dans leur conviction
d’une immigration sans retour.

Génération charnière, qui a vécu ce qu’était l’immigration, et qui peut
donc la transmettre plus facilement, encore que demeure le risque d’un
dévoiement ou de l’imagerie d’Epinal, au travers
d’histoires de shmattès ou de préparation de la
carpe farcie.

 

J’ai souvent évoqué dans mon texte
l’atelier, qui fut le lieu à la fois de la transmission orale du
passé et de la confection d’imperméables. Perchée
sur la table de coupe, j’ai appris comment on coud, pourquoi le fil
casse, les traites à payer, la morte saison, et les gens, les
présents, les absents, toujours un peu présents. J’ai
évoqué aussi les samedis après-midi de la rue
Notre-Dame-de-Nazareth dans les années cinquante, lorsque les voisins
venaient dans notre salle à manger écouter Moshe Koussevitsky
chanter la prière des morts en déportation, sur des 78 tours qui
grésillaient. Et chacun re-racontait des histoires de guerre. Ma
mère faisait des gâteaux. Mais « maintenant on sait,
on ne se laissera plus faire
 ». Ils écoutaient aussi
Georges Ulmer chanter « Schmiele », le fils d’un
tailleur qui décevait son père, ou Renée Lebas chanter
« Tire l’aiguille ma fille ». On parlait
d’eux dans des chansons françaises, en parfois même sur des
mélodies de chansons yiddish ! Tout cela mélangé, la
mort et la vie.

 

Et c’est ce que j’ai en partie, mais autrement, reproduit
avec mes enfants. L’éducation sur la Shoah, toujours, en
permanence, et les contes de Chelm, les chansons en yiddish, la musique
klezmer, le strudel. Tout cela mélangé, aussi : la mort et
la vie.

 

La responsabilité de perpétuer le souvenir d’un
monde disparu est écrasante. Sur la Shoah, d’abord et avant tout.
Sur la vie juive en Europe centrale et sa transposition dans les pays
d’immigration aussi. Tant que les parents pouvaient raconter, même
partiellement, et tout simplement tant que leur accent était
présent, une mémoire était préservée.
C’est bien plus difficile lorsque cela disparaît. Petite,
j’avais clairement et spontanément le sentiment d’une
différence ; et nous étions nombreuses à être
différentes à l’école communale de la rue Meslay,
entre les magasins de boutons et les ateliers, et au lycée Victor Hugo
à deux pas du Pletzl. Mes enfants auront encore entendu le yiddish,
l’accent, les fautes de français, mais que pourront percevoir
leurs propres enfants ? C’est à cette tâche que je me
suis attelée. Celle de la transmission, celle que j’ai
nommée le « devoir de mémoire », même
si je sais que cette expression suscite interrogations parce qu’elle a
été souvent galvaudée.

 

 

Je l’ai fait avec une démarche qui a
emprunté plusieurs chemins. Dans la mesure où ma recherche est
caractéristique d’une époque, elle est en effet
marquée par une difficulté particulière. Il ne
m’était quasiment plus possible d’interroger directement la
génération des survivants. J’ai donc transcrit ce dont la
deuxième génération se souvient encore. J’ai
assemblé et complété les morceaux du puzzle.

 

Je les ai d’abord complétés par mes lectures,
d’où la place importante donnée dans ce texte aux
citations. Des témoins ont écrit sur les ghettos où vivait
ma famille pendant la guerre, sur la fuite vers l’URSS en traversant le
fleuve Bug, sur les pogroms en Pologne en 1946, etc. Ce fut pour moi une source
essentielle, dans laquelle j’ai puisé pour décrire les événements
auxquels ont été confrontés les membres de ma famille.
Mais c’est une mise en scène, un détour, un
témoignage indirect.

 

J’ai aussi et surtout complété ces bribes
d’histoire par mes propres recherches. Celles-ci ont revêtu
plusieurs aspects.

Ce fut d’abord une recherche « classique »
de documents d’archives : fiches d’état
civil en Pologne – dans les archives nationales ou dans les villages
reculés -, correspondances internes des ghettos à
l’Institut historique juif de Varsovie, fiches individuelles des
survivants dans les camps de personnes déplacées à Yad
Vashem, dossier d’aryanisation des biens juifs aux Archives nationales
françaises, etc. ; sur ce dernier point, j’ai poussé
le perfectionnisme jusqu’à aller consulter les dossiers personnels
des administrateurs aryens pour savoir ce qu’ils faisaient d’autre
durant cette période et ce qu’ils sont devenus ensuite…

Ma publication regorge de documents. Mais je ne suis pas historienne,
et l’apprentissage du travail sur documents fut difficile, surtout en
Pologne. Remplacer la compétence par la ténacité ne met
pas à l’abri d’erreurs.

Et surtout j’ai découvert ce que les historiens savent
tous : le document n’est pas preuve. Parfois c’était
évident : les dates étaient incohérentes,
contradictoires d’un document à l’autre ; et pour
cause, en Pologne les déclarations aux états civils municipaux se
faisaient très tardivement  
– parfois 20 ans après pour les
naissances ! – et il ne reste rien des documents des rabbinats.
De la confrontation des dates, j’ai émis des hypothèses,
les plus vraisemblables à mes yeux. Ce faisant, j’ai construit une
« vérité » à partir du
vraisemblable. D’autres auraient peut-être construit une autre
« vérité ». Les translittérations
des noms (pour la période où la Pologne était russe)
compliquent à loisir la tâche en brouillant les pistes.

 

Parfois heureusement, c’était plus simple :
c’est dans un annuaire d’avant-guerre disponible à Varsovie
que j’ai pu retrouver les professions de certains membres de la famille.
C’est dans un livret militaire de mon père que j’ai pu
découvrir ses adresses successives en Pologne. Pour la France,
c’est en consultant le dossier d’aryanisation du petit atelier de
confection parisien – 100 pages de correspondance entre les
administrateurs aryens et le Commissariat général aux affaires juives ! –
que j’ai perçu ce qu’a été la collaboration au
quotidien et les multiples délations dont ce dossier témoigne, y
compris entre les administrateurs aryens eux-mêmes. C’est dans un
banal relevé des services fiscaux français que j’ai
réalisé comment l’administration, en 1946, réclamait
le versement des taxes d’habitation impayées pour la
période 1942-45, durant laquelle mes parents avaient fui Paris pour se
cacher ; quelle belle démonstration sur la continuité de
l’Etat !

 

Ce fut aussi une recherche du quotidien et d’anecdotes.
Comment restituer ce que furent les lieux et la vie quotidienne du shtetl ? Là aussi,
c’est une construction, au travers du mélange de récits de
famille, d’articles des Livres du souvenir, de documents
d’archives, en particulier photographiques, et de cheminements sur place.
L’Histoire a été écrite. J’ai cherché
davantage à décrire la petite histoire. Plus facile car elle ne
réclame pas l’exhaustivité, elle porte cependant le risque
d’être une mémoire partielle, marquée par la subjectivité.
Mais j’assume cette subjectivité. Les photos de famille que
j’ai récupérées dans les fonds de tiroirs permettent
de lire les expressions, de porter attention aux costumes ; les textes et
les écritures au dos de ces photos envoyées de Pologne en France
avant la guerre en disent long aussi : écrits en yiddish ou en
polonais, ils racontent des fragments de vie. D’avoir trouvé en
Pologne au bas d’un acte d’état civil la signature
d’un oncle dont je ne disposais pas de portrait, mais seulement
d’une photo en pied prise dans le ghetto qui ne permet pas de distinguer
les traits du visage, m’a rapprochée de cette intimité que
j’ai voulu créer pour la transmettre. D’où mon
acharnement dans la recherche des traces, quelles qu’elles soient. Chaque
trace était à la fois source d’émotion et source
d’approfondissement des recherches.

 

Chercher une mémoire en Pologne m’a fait prendre
conscience d’une ambivalence : si la mémoire des Juifs a
émigré, avec eux, à l’Ouest, une partie de la
mémoire juive demeure à l’Est, en particulier du
côté des archives. Que la mémoire soit dispersée est
une banalité. Qu’elle passe aussi par la Pologne, même si le
monde juif y est englouti, fut pour moi une perception nouvelle. J’avais
longtemps pensé, par principe, qu’il n’y avait rien à
trouver, donc à chercher, du côté d’un monde qui
n’est plus. C’est faux. Mémoire morte, certes, celle des
archives et des documents, mais une forme de mémoire. Toute recherche
familiale passe nécessairement aussi par la Pologne.

 

La présence sur place me permettait également de
reconstruire une réalité, même si les lieux n’en
conservent pas de marques. Mais je ne suis pas sûre que cela puisse faire
l’objet d’une transmission. Insérer la photo de
l’endroit où se trouvait la porte du ghetto, qui est aujourd’hui
un endroit quelconque qui n’a plus rien à voir ni avec le shtetl ni avec le ghetto, est une simple
construction de l’esprit. Perec et Bober évoquent, à propos
de leur travail sur Ellis Island, le fait que ce lieu évoque une
mémoire potentielle, une autobiographie probable, et que, l’exil
étant une absence de lieu, ils cherchent à s’approprier un
lieu-dépotoir, non des repères, des racines ou des traces, mais
au contraire quelque chose d’informe qui serait une « clôture, une scission, une coupure ».
Et pourtant, Ellis Island demeure. Du shtetl
il ne reste rien ou presque, en tous cas des shtetleh où habitaient mes parents : il ne reste que
des cimetières à l’abandon. Il est très difficile de
faire parler les images du présent, encore plus difficile de les mettre
en rapport avec celles du passé. L’émotion ressentie devant
un site vide est difficilement transmissible. Quelque chose me concerne dans ce
vide, mais comment dire quoi, comment le faire percevoir ? Comment exprimer
le lien entre ce qui est et ce qui fut ?

 

J’ai ainsi réalisé un montage de tout ce qui
constitue une trace ; j’ai collecté des fragments et je les
ai assemblés. Mais ils sont traversés par plusieurs
médiations : déjà, le récit familial, celui
des parents, est interprété : il faut démêler
ce qui, dans le souvenir, s’est estompé, ce qui, dans le
récit, a été relativisé voire tu. La
médiation passe aussi par la réception de ce récit par les
enfants de la deuxième génération. L’acharnement
que j’ai mis à trouver des documents et à opérer une
confrontation avec le légendaire familial ne résout cependant pas
toutes les questions. Quand il manque des morceaux du puzzle, on ne sait pas
mettre ceux que l’on possède. D’où la part de
l’incertitude, de l’interprétation, de l’imagination.
« Sans doute »,
« peut-être », « il est probable
que », « je ne sais pas » sont des termes qui
reviennent souvent dans ce que j’ai écrit. Mais si je me suis protégée
par ces conditionnels, si je n’ai pas caché mes interrogations,
j’ai néanmoins affirmé des hypothèses, des
constructions, et au total des histoires que j’ai jugées
crédibles. Le vraisemblable à la place du vrai ai-je dit plus
haut à propos des documents d’archives. C’est encore
davantage le cas lorsque l’on agrège ces documents, le
récit familial tel qu’il est retranscrit par les enfants de la
deuxième génération, et les témoignages indirects.

 

C’est le propre de la transmission d’une mémoire
d’événements que l’on n’a pas vécus, une
mémoire en lieu et place, que je nomme maintenant – avec le
recul – une mémoire par procuration. Elle est
éloignée de la mémoire des acteurs par la distance
d’une génération. C’est un témoignage
différé, donc autre par nature. Nous, les témoins de la
deuxième génération ne pouvons faire autrement que de
réunir le légendaire familial et la recherche documentaire pour
élaborer une nouvelle forme de transmission, qui ne se substitue
à aucune autre, ni au témoignage direct, ni au travail de
l’historien, ni à la fiction du roman. Une autre voie, certes un
peu effrayante pour la chercheure que je suis – même si ce
n’est pas en histoire – parce qu’elle est pleine de
doutes, mais c’est la seule que j’ai su porter. Encore plus
maintenant que lors de l’écriture, j’ai la conviction
qu’assumer ses hésitations, ce n’est pas dévaloriser
son travail ; c’est contribuer à la réflexion sur la
portée d’une mémoire seconde, sur les contours d’une
transmission à construire.

 

J’ai tenté d’écrire la biographie des non
biographiables, selon les termes de Régine Robin, ceux pour lesquels les
traces sont particulièrement ténues. Je ne parle pas en leur
nom ; je raconte ce que je sais de leurs histoires, celles de leur
anéantissement, mais aussi celles de la vie d’avant – y
compris dans ce qu’elles ont de quotidien et de banal – et
celle de la vie d’après pour ceux qui ont survécu. Je ne
parle pas en leur nom, mais je peux être – un peu –
leur voix.

Ce passé est mien. Il n’y a pas de limite dans le temps
à sa transmission. Si je n’ai pas à transmettre une
expérience, j’ai à la communiquer, comme une forme de
protestation contre l’évanouissement du passé, pour
paraphraser les propos de Vladimir Yankélévitch.

 

 

Puisque je me suis adressée à la troisième
génération, le souci
« pédagogique »
, destiné à
insérer les petites histoires dans la grande, indispensable pour les
comprendre, tient une grande place. Il ne suffisait pas de dire qu’une
partie de ma famille avait passé la frontière entre la Pologne et
l’URSS à Bialystok en 1939, il fallait expliquer pourquoi cette
frontière passait là à ce moment ; or comment
expliquer que Bialystok était polonaise ou russe selon les
périodes, sans rendre compte des déplacements de
frontières à l’Est, du pacte germano-soviétique,
etc. ? Comment évoquer le hassidisme sans le définir ?
Comment dire les professions de ma famille sans les insérer dans la
structure économique et sociale du shtetl ?
Comment transmettre le quotidien des rafles à Paris sans en expliquer le
déroulement et sans rappeler l’histoire de la constitution du
fichier juif ? Il fallait, par exemple, pour comprendre qu’en France
après la guerre les uns sont restés apatrides tandis que les
autres avaient fini par être naturalisés, examiner ce
qu’avait été la politique d’immigration et de
naturalisation ; cela m’a permis de réaliser comment en 1945,
au sortir de la Shoah, un fonctionnaire de la République
française pouvait écrire, au bas de la demande de naturalisation
de mes parents, pour justifier son refus : « degré
d’assimilation nettement insuffisant
 ». Je pourrais
multiplier les exemples à l’infini. En permanence, la
micro-histoire et l’histoire s’entremêlent. Les
allers-retours entre l’histoire collective et les histoires individuelles
sont indispensables pour transmettre.

 

L’insertion d’anecdotes, que j’ai nommées « éclats
de vie »
,
tiennent une grande place : ils concernent les itinéraires
individuels, les souvenirs de rescapés, mes propres souvenirs des uns et
des autres, de la façon dont les récits de l’avant
m’étaient faits dans l’enfance, les aventures de mes voyages
et des périples qui me conduisaient jusqu’aux documents tant
recherchés. J’espère qu’ils contribuent à
créer cette sorte d’intimité dont j’ai parlé
tout à l’heure.

 

De toutes ces recherches ressort un
album de famille
. S’y mêlent ainsi des informations sur ma
famille, des commentaires sur l’histoire des Communautés, sur
l’Histoire tout court pour permettre la compréhension des
événements, des éléments techniques sur les
archives existantes ou sur la source de chaque information et des souvenirs
personnels. C’est donc un texte protéiforme fait de digressions et
d’encadrés, non un récit traditionnel avec un début,
un milieu, une fin. J’ai cru longtemps que cela traduisait les
évolutions de ma propre démarche. Je crois maintenant que sa
forme reflète surtout son objet même ; reconstituer les itinéraires
brisés d’une famille entière – à partir
d’une mémoire par procuration – empêche la
linéarité, l’enchaînement logique ; la forme en
est nécessairement éclatée.

 

 

Si je réfléchis, pour conclure, à ce qui
pourrait en émerger, ce pourrait être quelque chose qui ressemble
à un yizker buh (un Livre du
souvenir) non d’un shtetl,
d’une Communauté, mais d’une famille, relatant des histoires
qui évoquent au lecteur sa propre histoire, pour qu’il se sente
chez lui, et qui lui donnent envie d’entreprendre la même chose.
Pour que reste à nos enfants un tissu de vies vécues. Ils et elles ont été.

 

On m’envie de l’avoir fait ? Chiche ! On peut
oser faire le récit soi-même. L’écriture des yizker biher des familles pourrait
être un élément, une contribution à l’histoire
collective. J’avais cru par ma recherche n’intéresser
qu’un entourage proche. L’attribution du prix m’incite
à considérer qu’il a peut-être un
intérêt plus large, en tout cas dans sa démarche.

 

Nous pourrions ainsi construire un mémorial des familles, non
seulement sur la Shoah, mais aussi sur le shtetl
et l’immigration, une mémoire individuelle et familiale qui tisse
un réseau d’histoires de vies, d’éclatements, de
ruptures, de disparitions, de survies, pour en conserver un essaim
d’images. Une forme de lutte contre l’ensevelissement du
passé. Ils et elles ont
été
. Un mémorial au sens où
Yankélévitch le définissait : « faire
sortir de la nuit et de la nuée, en les appelant par leurs noms, les
innombrables fantômes anonymes annihilés… Nommer ces ombres pâles,
c’est déjà les convoquer
 ».

 

Les anonymes, les non biographiables, dont le souvenir du quotidien
n’a pu être que partiellement perpétué par le groupe
et la famille, puisqu’ils ont également en grande partie disparu,
sont mémorables. Ils méritent que nous, la deuxième
génération, recréions leur histoire, leur identité,
leur renommée. Ils ou elles ont
été.

 

Invitons-les à notre table, pour transposer ce que dit Aharon
Appelfeld en parlant du rôle qu’a la littérature :
« regardons cette personne en particulier. Donnons lui un nom.
Donnons lui une place. Offrons lui une tasse de café… »

 

Cette nouvelle forme de yizker
biher
pourrait tisser une chronique de la yiddishkeït, sur la vie avant-guerre en Pologne dans les
Communautés que nos parents ont habitées, ce qui est advenu des
familles pendant la guerre, les périples après la guerre de ceux
qui ont survécu. Nous savons bien tous que l’universel,
c’est le local moins les murs.

 

 



Je remercie à nouveau le jury de m’avoir attribué
ce prix, non seulement comme une reconnaissance du travail
réalisé, comme je l’ai dit au début, mais aussi de
m’avoir incitée à réfléchir davantage
à ce que j’avais fait et de m’être plongée dans
des domaines nouveaux, de nouveaux textes, de nouvelles réflexions,
parallèlement aux recherches familiales que j’ai naturellement
poursuivies puisque demeure une réserve d’interrogations.

 

Je voudrais dire enfin qu’une autre chose survenue depuis
l’édition de cet ouvrage me rend profondément
heureuse : c’est qu’au travers cette publication, les photos
des Milewski et des Ryfman victimes de la Shoah se trouvent désormais de
nouveau en Pologne, à l’Institut historique juif de Varsovie.

C’est l’hommage que je rends à Benyamin, Teme,
Moïshele, Surele, Leïser, Sruel, Ytzhak, Shoshele, Chil, Aron, Ruche,
Shana, Fishele, Tsirou, Schmuel. Et aussi à ceux, parmi mes cousins,
dont je n’ai pas encore découvert le prénom.

 

Ikh gedenk fin yedn eynem fin zay, vus kh’hob zay
nisht gekent, ober vus hobn gelebt.

Je me souviens de chacun d’eux, que je n’ai pas connus,
mais qui ont existé.