Annette
Wieviorka
Difficile de faire semblant d’être seulement une historienne après ce qu’on dit Maria Migus et Jacqueline [Gluckstein]. C’est un colloque d’historiens et aussi un anniversaire, c’est-à-dire aussi un peu une fête.
Je suis la première des historiens à parler et je ne peux pas du tout m’abstraire de mes souvenirs du cinquantième anniversaire du Cercle amical [Centre Medem] et ne pas penser comme je l’ai fait pendant toute la préparation de cette communication, à ceux qui nous étaient très chers et dont la présence hante ces lieux.
Trois remarques préliminaires
1. Cet exposé commence à la révolution bolchevique de 1917, c’est-à-dire à un moment où le Bund a déjà vingt années d’histoire derrière lui. C’est un parti important puisqu’on le crédite d’environ 33 000 membres. Il s’est construit (car il n’est pas né entièrement abouti du point de vue de son organisation et de son idéologie) avec un double lien : envers les « masses juives » (pour utiliser le vocabulaire de l’époque) et envers les autres mouvements qui appartiennent à la social-démocratie russe. Ses liens avec la social-démocratie russe ont été des liens d’union et de conflit. Le conflit ayant porté principalement sur les questions d’organisation et sur la question de l’autonomie nationale culturelle.
2. La seconde remarque concerne l’ensemble de la vie politique juive. Le message d’Henri Bulawko rappelait que le Bund n’était pas le seul parti politique présent dans la rue juive, la yiddishe gas. Dans les années qui précèdent la révolution russe, le Bund reste distancé par les partis sionistes.
3. La troisième remarque concerne le poids d’un événement qu’on a tendance parfois à oublier, celui de la guerre de 14-18 sur les Juifs de l’Empire tsariste. A cette époque, les Juifs sont privés de tous les droits et vivent entassés dans ce qu’on appelait la « zone de résidence », c’est-à-dire une sorte de très large bande territoriale, à l’ouest de l’empire tsariste, un peu sur ses marges, qui allait des Pays Baltes jusqu’à la Mer Noire, de la Pologne jusqu’à la Biélorussie.
Cette zone, on a tendance à l’oublier, est une zone extrêmement hétérogène, habitée par des populations diverses qui ne sont pas toutes russes. Il y a là les différentes populations baltes, les Grands Russiens, les Petits Russiens c’est-à-dire les Ukrainiens et les Biélorusses. Mais, surtout, cette zone est le champ de bataille de la Guerre de 14-18. Ce qui signifie qu’elle est traversée à plusieurs reprises par les armées et que c’est un champ de bataille sanglant. Les populations juives ont d’abord souffert dans l’Empire tsariste mais bien plus encore dans la Guerre de 14-18.Cela explique en partie pourquoi les populations juives accueillent très bien les premiers évènements révolutionnaires de février de l’année 1917 (calendrier russe) d’autant que les premiers actes du gouvernement provisoire est l’émancipation des Juifs.
Les Juifs et les révolutions
Par deux fois dans l’histoire des Juifs, la révolution amène leur émancipation. La première à la suite de la révolution française. (Quand on songe au tropisme qui a poussé les Juifs vers les mouvements révolutionnaires – je pense à la nébuleuse gauchiste – il y a peut-être une sorte de mémoire de ce que les révolutions ont apporté aux Juifs…).Mais la Révolution de février 17 est bien différente de la Révolution française qui propose aux Juifs d’entrer individuellement comme citoyen dans le monde moderne. La Révolution de février 17 ouvre aux Juifs une autre perspective : celle d’y entrer, non pas en tant qu’individu, mais en tant que nation. Je cite un bref appel qui date de 1918 au Congrès panrusse (c’est-à-dire de toutes les Russies avec des populations pas forcément russes), qui devait jouer le rôle d’une assemblée constituante.
« Citoyens juifs, le peuple juif de Russie se trouve placé devant un évènement qui n’a pas de parallèle dans l’histoire juive depuis 2 000 ans. Les Juifs n’ont pas seulement obtenu comme citoyen, l’égalité des droits, ce qui est aussi arrivé dans d’autres pays, mais la nation juive aspire à la possibilité de s’assurer des droits nationaux. Les Juifs n’ont jamais vécu nulle part un moment aussi crucial, aussi lourd de responsabilités qu’aujourd’hui, lourd de responsabilités pour les générations présentes et à venir. ».br>C’est donc cette double possibilité (en tant que citoyen et en tant que nation) qui s’ouvre pour un temps bref avec la révolution de février. On pourrait dire que la révolution bolchévique a duré de 1917 à 1921, quatre années qui mériteraient d’être traitées dans une chronologie très fine.
Pendant ces années, le Bund a très rarement eu l’initiative mais s’est trouvé constamment confronté à des situations inédites et dramatiques auxquelles il a dû trouver rapidement des réponses.La révolution de février crée une sorte d’unanimité. Doubnov en parle comme d’un « soleil de printemps pour tous les peuples de Russie ».
Il est beaucoup plus sévère pour la révolution d’octobre. Pour lui c’est un « coup de tonnerre qui anéantit toutes les conquêtes de celle de février ». Il parle de « catastrophe » et dit de cette révolution que c’est une « révolution de parti », c’est-à-dire l’acte d’un groupe « d’usurpateurs qui aspiraient à la dictature » et parle de « coup d’état ».