CINQ QUESTIONS À
NICOLAS SARKOZY
Première question.
Les humanistes athées doivent-ils jouir des mêmes droits que les
croyants ?
Dans votre livre sur
la République et les religions, vous accordez un privilège à l'option
religieuse. Selon vous, en dehors de celle-ci, il ne serait pas possible de
donner à la conduite de l'existence les repères de sens dont elle a besoin.
Sartre l'athée et Camus l'agnostique devaient donc être perdus devant les
problèmes de la vie...
Et Bertrand Russel,
qui écrivit "Pourquoi je ne suis pas chrétien" devait se
trouver démuni devant les questions éthiques. Ne pensez-vous pas que celui qui
ne croit pas au ciel a de quoi être blessé par votre préférence ? Honoré
d'Estienne d'Orves, catholique résistant, méritait-il davantage de
considération que Gabriel Péri, athée résistant ? Tous les deux tombèrent sous
les balles des nazis. Vous connaissez le mot du poète. "Celui qui
croyait au ciel, celui qui n'y croyait pas, qu'importe comment s'appelle cette
clarté sur leurs pas, que l'un fût de la chapelle et l'autre s'y dérobât
" (Louis Aragon, La Rose et le Réséda).
Deuxième question.
Quelle égalité s'agit-il de promouvoir ?
Vous dites vouloir
l'égalité des religions entre elles, et pour cela vous envisagez de construire
sur fonds publics des lieux de culte, notamment pour permettre aux citoyens de
confession musulmane de compenser leur déficit en la matière par rapport aux
catholiques, qui jouissent d'un usufruit gratuit des églises construites avant
1905, même si cet usufruit, par "affectation spéciale" est limité aux
seuls moments de pratique religieuse.
Vous ne demandez pas
le même financement pour des maisons de la libre-pensée ou des temples
maçonniques. Êtes-vous donc partisan de la discrimination entre les citoyens
selon les options spirituelles dans lesquelles ils se reconnaissent ?
L'égalité
républicaine se réduirait-elle pour vous à l'égalité des divers croyants, à
l'exclusion des humanistes athées ou agnostiques ? Parler en l'occurrence de
"toilettage" de la loi de séparation de 1905 est un euphémisme
trompeur. Rétablir le financement public des cultes, c'est raturer un des deux
articles de cette loi, inscrits sous la rubrique "Principes". "La
République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte"
Avouez que
renoncer à un principe sur deux, c'est plus que "toiletter" la loi. C'est l'abolir.
On ne peut en
l'occurrence assimiler l'entretien du patrimoine historique et artistique
constitué par les édifices du culte légués par l'histoire, et laissés en
usufruit partiel aux associations cultuelles, à une règle de financement. Dans
un état de droit, aucune loi n'est rétroactive. Depuis le premier Janvier 1906,
toute construction d'un nouveau lieu de culte est à la charge des seuls
fidèles, quelle que soit la religion en jeu. Telle est la règle, et les entorses
trop fréquentes qui la bafouent ne sauraient pas plus faire jurisprudence que
le fait de griller les feux rouges n'appelle leur abolition.
Troisième
question. Quelle priorité pour les pouvoirs publics ?
Le rapport Machelon,
qui a votre sympathie, utilise le concept de liberté de religion, pour
permettre le glissement du "libre exercice des cultes", garanti par
le premier article de la loi, à la nécessité supposée de financer les cultes.
Joli jeu de mots et vrai tour de passe-passe, qui risque de tromper. En
République, seul l'intérêt général, commun à tous, portant sur les biens et
besoins de portée universelle, mérite financement public.
Or la religion n'est pas un
service public, comme l'instruction, la culture ou
la santé. Elle n'engage en effet que les fidèles, c'est-à-dire une partie des
citoyens seulement.
La puissance
publique, dont les fonds résultent des impôts payés par des athées autant que
par des croyants, n'a donc pas à financer les cultes, pas plus qu'elle n'aurait
à financer la diffusion de l'athéisme. En convenez-vous ? La question est
grave, à l'heure où l'ultralibéralisme économique entend dessaisir l'État de
son rôle social, et soumettre à la loi du marché les services publics
préalablement privatisés.
L'État, jugé trop
pauvre pour assurer les finalités sociales des services publics qui concernent
tous les citoyens (éducation, culture, santé, accès à l'énergie et à la
communication) serait donc assez riche pour financer l'option religieuse qui
pourtant n'en concerne que certains. Voulez-vous sacrifier l'universel sur
l'autel du particulier ? Nos hôpitaux manquent de moyens, notre école publique
également. Révoltant paradoxe.
Briser la laïcité en
même temps que les services publics. Et faire passer cette régression par le
supplément d'âme d'un monde sans âme, alliant le baume communautariste et le
privilège public des religions. Jean Jaurès et Aristide Briand, préparant la
Loi de séparation de 1905, savaient qu'en supprimant le budget des cultes ils
ne faisaient pas qu'abolir un privilège : ils transféraient à l'État des
ressources publiques bienvenues pour ce qui est d'intérêt commun. Les retraites
ouvrières, en gestation, n'allaient-elles pas être attribuées aux travailleurs
croyants comme aux athées, permettant aux premiers de se cotiser plus aisément
pour financer eux-mêmes leurs lieux de culte ?
Quatrième
question. Quelle conception de la lutte contre le fanatisme ?
Vous dites vouloir
éviter les interventions étrangères, notamment les financements venus de pays
peu respectueux des valeurs républicaines et démocratiques. Et vous affirmez
qu'en payant on pourra mieux contrôler. Fausse évidence. Car enfin quel lien
juridique y a-t-il entre le financement et un droit de regard sur les propos
des responsables religieux dans les lieux de culte ?
Il ne peut exister
que par le rétablissement d'une démarche concordataire, c'est-à-dire
anti-laïque. Napoléon avait fait le concordat de 1801 en assortissant le
financement public des cultes d'allégeances obligées des autorités religieuses
à son pouvoir. Le catéchisme impérial de 1807 a radicalisé ce système assez humiliant pour les croyants, puisqu'en somme il les achète. Dans une république
laïque, il ne saurait y avoir d'allégeance assortie de privilège. Veut-on
imposer une orthodoxie aux religions ? Qui ne voit le caractère infaisable, et
irrecevable d'une telle perspective ?
Seule une loi commune
à tous doit dire le droit. Elle proscrit par exemple toute violence, toute
discrimination entre les sexes, toute entrave à l'exercice de la médecine. Un pasteur ou un curé incitant des commandos à perturber les interruptions
volontaires de grossesse, comme on l'a vu en Amérique, tombe sous le coup de
cette loi. De même un imam qui inciterait à battre la femme adultère.
Bref,
il n'est pas nécessaire de payer pour contrôler. Seul vaut l'État de droit.
Et ce qui importe n'est pas la nationalité d'un imam, mais son respect des lois
républicaines.
Ne nous trompons pas
de combat. Ce n'est pas l'étranger comme tel qui pose problème à la République,
mais celui qui entend s'affranchir de la loi commune pour lui substituer sa loi
particulière, qu'elle soit religieuse ou coutumière.
Cinquième
question. Que reste-t-il de la laïcité, et de la République, si on rétablit un
financement discriminatoire ?
La République n'est
pas une juxtaposition de communautés particulières. Il n'y a pas en France cinq
millions de "musulmans", mais cinq millions de personnes issues de
l'immigration maghrébine ou turque, très diverses dans leurs choix spirituels.
Une enquête récente dont Le Monde s'est fait l'écho, précise que seule
une petite minorité de cette population fréquente la mosquée, la majeure partie
faisant de la religion une affaire privée, ou ne se référant à l'Islam que par
une sorte de solidarité imaginaire. Dès lors, la République doit-elle renoncer
à la laïcité pour satisfaire cette minorité, ou concentrer les deniers publics
sur la redistribution par les services publics, la gratuité des soins, le
logement social, ou la lutte contre l'échec scolaire, qui concernent à l'évidence
tous les hommes, sans distinction de nationalité ou de choix spirituels ?
N'est-ce pas le
devoir des hommes politiques d'expliquer qu'en assurant des missions de service
public profitables aux croyants comme aux athées, et en luttant contre tous les
types de discrimination, que l'État facilite aux uns et aux autres le
financement volontaire de la conviction de leur choix ? Il est évidemment
essentiel, dans cet esprit, de permettre aux croyants l'acquisition des
terrains qu'ils financeront, et toute discrimination foncière doit être
combattue. Le prétexte invoqué pour l'abolition de la Loi de séparation laïque
de 1905 -car il s'agit bien de cela- est l'aide à apporter aux citoyens de
confession musulmane. Or la promotion du bien commun à tous, et non la prise en
charge publique de la religion, est la meilleure réponse au problème soulevé.
C'est aussi la seule légitime.
On sait bien qu'en
république on ne peut accorder des droits aux uns sans les étendre à tous. La
construction de mosquées sur fonds publics appellerait aussitôt celle de
nouvelles églises, de temples, ou de synagogues.
Et si l'on
brouille la frontière pourtant nette entre le culturel et le cultuel, comme le
propose le rapport Machelon, on parachève le démantèlement de la loi.
Est culturel ce qui
peut intéresser tous les hommes, comme l'art religieux ou les mythologies,
qu'éclaire une approche laïque. Est cultuel ce qui réfère à la croyance
religieuse de certains. Les mots ont donc un sens, et tout glissement visant à
confondre ce qui est distinct est une malhonnêteté.
Cela s'appelle du
détournement des deniers publics. Veut-on obtenir le rétablissement du
financement indirect du culte en utilisant le financement direct de la culture
? Ce tour de passe-passe relèverait de la sanction légitime de la Cour des
Comptes, comme la discrimination donnant plus de droits aux croyants qu'aux
athées appellerait un recours devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme.
Nulle polémique,
Monsieur le Ministre, dans de telles interrogations, mais l'inquiétude vive
d'un républicain qui n'est pas décidé à admettre de nouveaux empiètements
programmés contre la laïcité. À l'heure où les communes de France croulent déjà
sous des charges indues, comme les nouvelles obligations à l'égard des écoles
privées, l'abolition des lois laïques serait très mal vécue. À l'heure où
certains parlent de rétablir le délit de blasphème, à contre-courant des
grandes conquêtes de l'esprit de liberté, la conscience citoyenne ne peut que
s'insurger.
Rassurez-nous,
Monsieur le Ministre. Dites clairement qu'il n'est nullement dans votre
programme de dresser certains citoyens contre d'autres en donnant aux uns des
privilèges qui n'avouent pas leur nom, et qui spolient le bien public tout en
stimulant le communautarisme. Et ne dissimulez pas ce projet de délaïcisation
sous la rhétorique ressassée des "évolutions nécessaires". Vous savez
bien que la seule question qui vaille n'est pas de savoir si une chose est
ancienne ou nouvelle, mais si elle est juste ou non. En bref ne brisez pas ce
que bien des peuples nous envient. Car l'idéal laïque est un vecteur d'égalité
comme de liberté, une source de fraternité. Pourvu qu'il aille de pair avec la
justice sociale, il répond au grand défi de notre époque : partager un monde
commun à tous.
Henri Pena Ruiz
conférencier
et professeur de philosophie à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.